Situation n°11 : « Waiting for the man »

Extrait de la Demo 1993 des Black Noddles
Paroles & musique : Lou Reed
Musiciens :
Siegfried G : voix
, piano, harmonica
Eric C : guitare, voix
Stéphane L « guitar hero » : guitare
Philippe T : basse
Philippe J : batterie
Silvia C : voix
Karine P : voix

Nous sommes en 1993. Le groupe que tu as formé avec Eric C deux ans auparavant commence à se stabiliser. Après différents noms (Catherine et les Raouls, les Globules, CWI), vous êtes désormais les Black Noddles. Tout le monde comprend « les nouilles noires », mais ça veut plutôt dire « les caboches noires ». Et bien sûr, tu pensais aux « gueules noires » quand tu as proposé le nom. Avec Eric, vous vous êtes rencontrés en Khâgne : lui repiquait son année quand tu faisais ta première tentative. Il ambitionnait d’être géographe quand, de ton côté, tu ambitionnais surtout de ne rien ambitionner, prenant très au sérieux le mot d’ordre de Guy Debord : « Ne travaillez jamais ».

Si tu avais atterri en classe prépa, ce n’était pas franchement par envie de rejoindre l’élite, mais plutôt parce que cela retardait l’obligation de choisir un métier et aussi de faire cette saleté de service militaire obligatoire. Vous détonniez un peu par rapport au khâgneux moyen. Pendant les épreuves blanches qui duraient des heures, vous arriviez avec du pinard et du calendos. Eric avait une passion pour les fromages qui puent. Et bien sûr celui qu’il apportait durant les épreuves fouettait particulièrement. Les autres élèves vous jetaient des regards indignés, mais cela faisait plutôt marrer les profs. Bien sûr, vous n’avez pas réussi le concours de Normale sup, et tu as vivoté quelque temps entre la fac et les petits boulots, puis l’objection de conscience (plutôt crever que de faire l’armée ou même de simuler la folie pour se faire réformer).

Mais surtout, il y avait la musique. Le soir, tu trainais souvent dans le Quartier Latin : avec l’ami Stéphane P, vous alliez au Pot d’Etain, où il y avait un piano, ce qui permettait de se faire offrir des bières en enchainant les blues et les boogie à 4 mains ; mais tu retrouvais aussi une bande de musiciens du métro au Carabin, où ils venaient dépenser les pièces qu’ils avaient gagnées dans la journée (des fois, tu accompagnais Freddy, un guitariste, pour faire la manche dans le métro, et comme tu ne pouvais pas y emmener un piano, tu t’étais mis à l’harmonica). Et le week-end, vous vous retrouviez chez tes parents avec Eric, lui à la guitare, toi au piano ou à l’harmo. Le registre était plutôt jazzy blues, et c’est là que tu as composé des morceaux comme « Libidineux blues », « Le blues du travelo », « Les p’tits boulots« … Eric était un puits de science en matière de blues, et il avait aussi une passion pour Pink Floyd. Cela constituait un bon terrain d’entente, et c’est sur cette base que vous avez constitué un groupe avec des copains d’Eric (Philippe à la batterie, et Pierre à la guitare) ainsi que Catherine, une copine de Khâgne, à la basse (d’où le premier nom du groupe : Catherine et les Raouls, que vous avez gardé même après que Catherine a cessé de venir au bout de deux répèts au fin fond de l’Essonne, où Eric et ses potes avaient leurs quartiers). Passant une annonce pour trouver un bassiste, vous aviez vu bientôt débarquer Stéphane L, qui avait annoncé d’emblée qu’il aimait le blues, le rock et les Floyd. Il correspondait donc au profil, à ce détail près : il n’était pas du tout bassiste mais guitariste. Comme Pierre ne venait plus qu’occasionnellement, Steph fut aussitôt intégré comme deuxième guitariste et baptisé « guitar hero ». Un certain Sylvain vint tâter un peu de la basse avant d’être remplacé par un autre Philippe : Philippe & Philippe comme section rythmique, ça ne pouvait que fonctionner.

Dans la grange où vous répétiez après des métalleux velus qui vous chauffaient passablement la place, il n’y avait pas de piano, mais un vieux Farfisa, qui te servit pas mal avant de rendre l’âme et de t’obliger à investir (avec une bienvenue subvention familiale) dans un Roland JW 50 qui allait en voir des vertes et des pas mûres. Le répertoire du groupe était essentiellement constitué de standards blues et rhythm & blues (« Sweet Home Chicago », « Stormy Monday », « You don’t love me », « Mary had a little lamb », « What’d I say », « In the midnight hour », « Sitting on the dock of the bay », « She caught the Katy »…), de Jimmy Hendrix (« Little Wing »), de Chuck Berry (« Johnny B. Goode »), des Rolling Stones (« Brown sugar », « Sympathy for the devil »), de James Brown (« Sex Machine ») et de Pink Floyd (« Time », « If », « Echoes », « Wish you were here », sans compter les impros de trois plombes « à la manière de »).

Karine, une copine d’Eric, était ensuite venue compléter l’ensemble au sax et aux choeurs, et puis était arrivée Silvia, copine de la meuf de Stéphane « guitar hero », aux choeurs. Aux choeurs oui, mais d’emblée, elle vous avait tous scotchés par sa puissance vocale, et sans oser le dire à Eric, tout le monde pensait qu’elle aurait dû prendre sa place au chant principal. Il faut dire qu’Eric est facilement à cran si le contrôle des opérations lui échappe. Tu as vite compris qu’il n’avait pas envie de jouer tes compos dans « son » groupe. Ce n’est qu’après avoir composé lui-même « Gamblin’ woman » qu’il acceptera que le groupe essaie une de tes compos, « I can’t’, puis plus tard « Le droit à la paresse ». Qu’à cela ne tienne, tu formes alors un autre groupe, Les Gniards, avec l’ami Stéphane P, pour jouer des compos… mais Eric s’y incruste au début, plus pour faire du sabotage qu’autre chose, finalement, avant de lâcher l’affaire. Pas simple.

Les Black Noddles, en 1993, aux Frigos du Quai de la gare.

Après une première démo pas très convaincante enregistrée en live dans un studio, vous remettez ça, toujours en live (vous n’avez pas les moyens de vous payer des enregistrements piste par piste). L’idée est de montrer ce que vous êtes capables de faire en concert, justement, afin de démarcher des salles. Comme Karine est la compagne du batteur des Silmarils, qui commencent à percer sur la scène fusion, vous espérez qu’elle réussira à vous dégotter quelque chose : enfin, autre chose que la fête de la musique, les rades de Montreuil ou les fêtes d’école de commerce, quoi.

Concert à Cergy, 1993.

Pour la démo, vous avez sélectionné des morceaux qui ont la pêche, plutôt dans la veine Blues Brothers : « What’d I say« , de Ray Charles, qu’emportés par votre élan, vous laissez tourner plus longtemps qu’il ne faudrait pour une démo (mais il faut dire que le morceau s’y prête), « Gamblin’ woman« , la compo d’Eric qui commence à être bien calée, « In the midnight hour« , de Wilson Pickett… et il vous faut un 4ème morceau, puisque vous comptez éditer une cassette avec deux faces comptant deux morceaux chacune. Vous choisissez un des morceaux qui fonctionnent le mieux en concert : « Waiting for the man », reprise du Velvet Underground. Voilà qui jure un peu par rapport à la veine rhythm & blues. Il faut dire que si l’ensemble du groupe s’accorde sur le blues, la soul et Pink Floyd (même si Karine et Silvia se font chier sévère pendant les impros et les solos à rallonge), chacun tire aussi dans une autre direction : Eric penche vers le funk, Stéphane « guitar hero » vers le gros rock et Noir Désir, Silvia vers Janis Joplin… et toi vers les Beatles, le Velvet, le punk et les trucs déjantés, noisy, garage ou grunge (on est en pleine vague Pixies, Nirvana, Sonic Youth…). Au piano et à l’harmo, tu ronges un peu ton frein, d’ailleurs. C’est pour ça que tu commences à composer quelques morceaux à la guitare. Après avoir gratouillé sur une vieille folk sur laquelle il ne restait que trois cordes, tu t’es acheté pour même pas un mois de solde d’objecteur une Epiphone (très mauvaise) imitation de Gibson sur laquelle tu t’exerces en scred.

Le problème, c’est qu’Eric n’est pas chaud pour aller de ce côté là, encore moins pour chanter des trucs qu’il trouve trop dark… mais quand tu entames « Waiting for the man » en répèt, ou « Brand new cadillac », rock de Vince Taylor que tu as découvert par la reprise de The Clash, Stéphane « guitar hero » et les deux Philippe embrayent aussitôt, et Eric, hésitant entre bouder et se laisser emporter par l’enthousiasme communicatif des autres, consent finalement à jouer, mais sans s’abaisser à chanter ça. Comme tu t’y es collé pour montrer les morceaux aux autres, tu restes finalement au micro, et puisque les deux morceaux fonctionnent, ils sont intégrés dans le répertoire.

A dire vrai, tu ne te sens pas super à l’aise sur « Brand new cadillac », que tu voudrais chanter comme Joe Strummer, sauf que tu n’as pas du tout la voix rauque du chanteur de The Clash, et tu n’as pas trouvé quelque chose de très intéressant au piano à faire dessus (tu as l’impression de rejouer « Johnny B. Goode »), mais « Guitar hero » s’éclate, et les deux Philippe vont même avoir l’idée d’y ajouter un break un peu hardos, donc ça passe. En revanche, sur « Waiting for the man », en concert, il y a vraiment des moments de grâce. Comme le faisait d’ailleurs Lou Reed à l’époque du Velvet, vous ne jouez jamais le morceau de la même manière. C’est l’avantage avec un morceau qui reste la plupart du temps sur deux accords, la voix servant de repère pour le 3ème accord. Le reste du temps, ça peut partir au feeling dans n’importe quelle direction. Vous avez en gros un arrangement cool et un autre plus speed, et des fois vous jouez les deux dans le même concert (la version speed en rappel, le plus souvent), mais il vous arrive aussi de mêler les deux en une seule, commençant cool et partant en vrille quand toi ou Philippe le batteur le sentez : vous vous jetez des coups d’oeil en jouant, et quand le regard de l’un commence à pétiller, l’autre attaque aussitôt.

Concert à Cergy, 1993

C’est donc bien « Waiting for the man » qui a été choisi malgré le peu d’enthousiasme d’Eric comme 4ème morceau de la démo, mais ce n’est pas facile de rendre compte de cette alchimie des live sur un enregistrement studio, sans public. A la voix, tu n’essaies pas du tout d’imiter Lou Reed. Tu y mets juste ce que tu ressens. Non que cette histoire de mec qui attend son dealer d’héroïne dans l’underground new yorkais te corresponde : tu fumes comme un pompier, certes, et tu ne rechignes pas sur la biture voire sur quelques drogues moins licites, mais tu n’as aucune intention de t’injecter de l’héro dans les veines. Pourtant, cette histoire d’attente glauque, puis de bref répit du shoot (« I’m feeling good, I’m feeling oh so fine, until tomorrow but that’s just some other time« ), ça te parle, à l’heure où tu ne sais foutrement pas quoi foutre de ta vie après l’objection de conscience (20 mois à tirer), où chaque plaisir n’est qu’un répit jusqu’à un lendemain incertain dans un monde de merde auquel tu n’as aucune envie d’adhérer ni de te conformer. Tu viens de passer le concours de prof, pour la forme, mais tu ne t’attends pas à être reçu, et puis qu’espérer de beau dans la France moisie de Balladur et ce fichu XXe siècle qui n’en finit pas de finir ?

Concert à Cergy, 1993.

Au piano, tu hésites entre le trip monocorde de John Cale sur la version de l’album à la banane du Velvet et des petits riffs plus bluesy, en mineur. Ça dépend de l’humeur. Mais à la fin, tu finis toujours par labourer le clavier de dissonances, ce qui n’est pas sans risque pour ce brave Roland JW-50 plus fragile qu’un vrai piano et qui risque à tout moment de basculer quand tu t’acharnes dessus. Pour l’enregistrement, tu optes pour un labourage pas trop violent, même si tu as renoncé aux petits riffs bluesy. Sur le moment, tu te rends compte que Philippe et toi n’avez pas été super en phase : il a été surpris parfois par les breaks ou les reprises que tu as démarrés sans t’être assuré de votre connivence, perturbé peut-être par votre disposition inhabituelle en studio par rapport à la configuration de concert où tu as la batterie à tes côtés, vous permettant d’échanger des regards avec Philippe dans le dos de Steph. Tu t’es rendu compte aussi que, comme d’habitude, les choeurs ne sont pas toujours calés sur ton phrasé à certains endroits, et puis ton solo d’harmo ne casse pas des briques et ta voix n’est pas au top (cet horrible « h » aspiré que tu inventes au début de « I’m waiting for my man », c’est n’importe quoi, et la répétition monocorde du dernier couplet dérape un peu par moments). Mais la basse de Philippe et la rythmique d’Eric sont nickel, les choeurs de la fin aussi, et tu n’as rien trouvé à redire aux envolées de guitare de Steph, qui semblaient bien coller. Pourtant, quand vous écoutez le résultat, c’est la consternation : qu’est-ce que c’est que ce son de merde ? « Guitar hero » est dépité. En fait, l’ingé son qui doit avoir l’habitude d’enregistrer du jazz sans saturation a branché l’ampli de Steph en line-out pour le rentrer dans la sono, au lieu de le repiquer par un micro. Cela donne un son métallique qui n’a rien à voir avec le vrai son de guitare disto de Steph. Toi, tu trouves ça marrant, finalement, parce ce son te rappelle celui de « Revolution » des Beatles, morceau que tu rêverais de reprendre (mais ça n’aurait aucun intérêt au piano : faudra vraiment que tu te mettes à la guitare, un jour). Mais Steph est outré.

Cela dit, vous êtes contents d’avoir une démo qui sera même éditée sur cassette, avec votre nom dessus, et le contact de Karine pour laisser aux programmateurs de salles de concert. Une vraie cassette avec jaquette et tout, sans le souffle des enregistrements que tu fais parfois en répèt avec un vieux magnétophone que vous avez surnommé Roger et ses couteaux (Roger parce que c’est un beau nom pour un magnétophone, et les couteaux, c’est pour caler les touches record et play qui remontent toutes seules sans cela). Une vraie cassette avec un bon son, qu’on peut écouter sur chaine hi-fi ou auto-radio.

C’est quand-même cool, non ? Until tomorrow but that’s just some other time

Concert à Cergy, 1993.

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