La finesse d’analyse de Frédéric Lordon, sa radicalité, son ironie, sa précision, son style, tant dans ses ouvrages que dans ses articles du Monde Diplomatique ou du blog “La pompe à phynance“, en ont fait un penseur incontournable de la gauche, sur le plan économique mais aussi sur le plan philosophico-politique. Dans un article du 2 mai 2012, il revient sur le résultat obtenu par le Front National au premier tour des élections présidentielles. Moquant d’abord la stupeur de “la volaille éditocratique”, il affirme ensuite que :
“(…) sans discontinuer depuis 1995, le corps social, quoique se dispersant entre des offres politiques variées, n’a pas cessé de manifester son désaccord profond avec le néolibéralisme de la mondialisation et de l’Europe Maastricht-Lisbonne ; et avec la même constance, le duopole de gouvernement, solidement d’accord, par delà ses différences secondes, sur le maintien de ce parti fondamental, n’a pas cessé d’opposer une fin de non-recevoir à ce dissentiment populaire. La montée du FN n’est pas autre chose que le cumul en longue période de ces échecs répétés de la représentation, le produit endogène des alternances sans alternative qui pousse, assez logiquement, les électeurs à aller chercher autre chose, et même quoi que ce soit, au risque que ce soit n’importe quoi.”
Et Lordon de prophétiser in fine qu’en 2017, “les mêmes causes” risquent bien de produire “les mêmes effets” qu’en 1995, 2002 ou 2012 (l’exception de 2007 étant due à l’habileté du bonimenteur Sarkozy, qui avait réussi, lui le candidat des marchés destiné à devenir “le président des riches” — selon le titre de l’ouvrage des sociologues Pinçon-Charlot — à se faire passer pour le “candidat du pouvoir d’achat”).
Mais Frédéric Lordon s’aventure aussi en dehors du terrain de l’observation et de l’analyse pour aborder celui de l’action proprement dite. Que faire face à ce phénomène du FN ? Après avoir rappelé à juste titre que le Front de Gauche, seule force à disputer à l’extrême-droite le monopole de la critique des politiques néolibérales, n’existe que depuis 3 ans, et qu’il n’avait donc guère de chances, malgré les espoirs suscités par la candidature de Mélenchon, d’accéder si tôt au pouvoir, il affirme que :
“(…) la gauche (la vraie gauche) commence à donner des signes de fatigue intellectuelle. En témoignent les refus exaspérés d’entendre seulement dire “la France qui souffre”. Assez de la souffrance sociale ! et retour aux explications simples et vraies : ce sont des salauds de racistes. Dans une parfaite symétrie formelle avec la droite qui, en matière de délinquance, refuse les “excuses sociologiques” (…) voilà qu’une partie de la (vraie) gauche, en matière de vote FN, ne veut plus de “l’alibi” de la souffrance sociale. Cette commune erreur, qui consiste à ne pas faire la différence entre deux opérations intellectuelles aussi hétérogènes que expliquer et justifier (et par suite “excuser”), finit inévitablement en le même catastrophique lieu de l’imputation d’essence, seul énoncé demeurant disponible quand on s’est privé de toute analyse par les causes. Les délinquants seront alors la simple figure du mal, n’appelant par conséquent d’autre réponse que la répression. Quant aux électeurs de l’extrême droite, ils sont donc “des salauds”, appelant… quoi d’ailleurs ? La colonie lunaire ? Au déplaisir général sans doute, il faudra pourtant faire avec eux.”
On pourrait objecter avec ironie à Frédéric Lordon qu’une colonie lunaire dotée d’un certain confort (pavillons avec pelouse bien délimitée et télévision branchée sur TF1) pourrait bien faire le bonheur de certains des électeurs du FN, pourvu qu’aucun musulman arabe ou noir, ni peut-être aucun juif, et à coup sûr aucun Rom, ne fasse partie du voyage. Demander la lune pourrait donc être bénéfique pour toutes les parties concernées : “salauds de racistes”, “vraie gauche”, humanistes, victimes du racisme… On pourrait aussi lui dire qu’à défaut d’une destination extra-terrestre, la Corée du Nord pourrait être une destination suffisamment éloignée de toute menace islamiste pour que les “salauds de racistes” puissent y trouver un asile sûr et y assouvir enfin leur goût de l’ordre et leur amour du “vrai travail”. Il s’agit là bien sûr d’une plaisanterie, mais il ne faut peut-être pas renoncer si vite aux vertus de la peur des Rouges. Même si en réalité, nul militant du Front de Gauche, bien que voué par les défenseurs du libéralisme au culte de Staline ou Pol-Pot, n’ira proposer pour de vrai la déportation massive des “salauds de racistes” vers quelque Goulag, il peut être bénéfique de laisser entendre à ces derniers que certains propos et certains actes peuvent tout de même être source pour eux de graves ennuis.
Plus sérieusement, autant Lordon frappe juste en évoquant le “racisme social” des élites conforté par le vote d’électeurs décidément “affreux, sales et méchants”, autant il va trop loin en affirmant que la proposition « les électeurs du FN sont des gros cons » est exactement symétrique à la proposition « les arabes sont trop nombreux ». Invoquant même Spinoza, il accuse les tenants de l’appellation “gros cons” (dont nous sommes) de privilégier par fatigue intellectuelle la catégorisation morale sur la compréhension des causes. Ce faisant, il nous somme finalement de choisir entre l’affect et l’intellect. Mais cette distinction n’est-elle pas abusive et artificielle ? En effet, on peut fort bien poser une injonction morale dans le cadre d’une stratégie politique en expliquant aux électeurs que voter pour le FN les range sans appel dans la catégorie des “gros cons” (ce qui n’a aucun caractère définitif), mais aussi, dans le même temps, chercher à comprendre les causes de ce vote et proposer les mesures politiques, sociales et économiques susceptibles de les éradiquer. Citons ici les propos de Mélenchon au micro d’Europe 1 le 2 mai 2012 :
“La souffrance ne justifie pas ni la délinquance ni la stupidité. Et par conséquent je n’irai pas dire “je vous comprends parce que vous souffrez”. Il n’y a pas plus de problèmes aujourd’hui avec les Musulmans et les Arabes qu’il n’y en avait avec les Juifs avant-guerre. Et ça n’a aucun sens de faire preuve de compréhension. Je dis donc les yeux dans les yeux aux gens qui votent Front National : “vous faites du mal à votre pays et vous nous emmenez nulle part. Mme Lepen ne fait rien qu’à distiller du poison dans notre pays”.”
Si Mélenchon ne disait que cela aux “gros cons”, effectivement ce serait peut-être un peu court. Mais il se trouve que lui (avec l’ensemble des forces du Front de Gauche) propose très clairement de rompre avec la soumission à la mondialisation néo-libérale et de remédier aux causes de la souffrance sociale. S’il refuse de faire preuve du type de “compréhension” prôné par ceux qui cherchent à capter les voix du FN, il ne renonce pas pour autant à analyser les causes objectives de l’extrémisation de la droite.
On peut aussi objecter à Lordon que l’analyse du phénomène et une action sur les causes, bien qu’évidemment nécessaires, ne sont pas forcément suffisantes. A ce titre, l’analogie qu’il fait lui-même avec la délinquance peut lui être retournée. S’il est bien vrai que la droite répressive se montre parfaitement crétine, voire criminelle, en refusant aux délinquants toute “excuse sociologique”, il serait bien naïf d’imaginer qu’une meilleure justice sociale et un accent mis sur la prévention des causes de la délinquance permettraient à la société de faire l’économie de la sanction mais aussi de la catégorisation morale de la délinquance. Désigner l’électeur du Front National comme gros con, beauf ou facho, c’est lui signifier clairement — au cas pas si improbable où il ne le saurait pas déjà — qu’il est un délinquant de l’idéal humaniste républicain. Après la dédiabolisation médiatique du FN réussie par l’héritière du vieux tortionnaire, la stigmatisation systématique de l’électorat du FN est nécessaire pour rétablir au moins en partie ce que nous avions nommé un “surmoi civique” dans notre précédent article. Paradoxalement, Frédéric Lordon lui-même a d’ailleurs bien remarqué que :
“(…) la présence pérenne du FN a eu le temps de produire ces pires effets d’incrustation, aussi bien, dans les classes populaires, la conversion partielle des colères sociales en haines xénophobes, que, dans les classes bourgeoises (petites, et parfois grandes), la libération d’un racisme longtemps tenu à l’isolement par les conventions sociales et la menace de l’indignité, mais jouissant de nouvelles licences quand 15 % à 20 % de la population rejoignent ouvertement l’extrême droite — et qu’il est désormais permis de vivre sa “foi” à l’air libre.”
Pour que le peuple décidément allergique à la dictature des marchés et à la mondialisation néo-libérale se tourne vers la “vraie gauche” — celle qui sert vraiment les intérêts du peuple — plutôt que vers la droite et l’extrême-droite décomplexées, il faut justement que les gros cons de fachos ne puissent plus vivre leur sinistre foi à l’air libre. Nous n’en voudrons pas plus que cela à Frédéric Lordon d’avoir quelque répugnance à se salir les mains. Tout en reconnaissant lui-même que Mélenchon et le Front de Gauche donnaient une consistance nouvelle à la gauche (la “vraie”, selon ses propres critères), il n’est pas allé jusqu’à prendre parti, au sens littéral, et garde donc une position d’observateur engagé qui n’est pas une position de militant. Quant à nous, nous lirons encore avec profit les thèses de Lordon, bien sûr, mais dans l’action présente, nous avons choisi d’agir aux côtés de Mélenchon, et nous ne nous priverons pas d’appeler un chat un chat : oui, un facho est un gros con.
Frederic Lordon est un bon analyste économiste que j’aime lire et écouter , sur il est de notre coté (ne se trompe pas d’adversaire) tout en affichant une neutralité qui ne l’empêche pas de dire que Mélenchon est le seul à vouloir sortir du cadre !(merci à Lordon pour cet éclairage dont j’ai besoin)!
Quand aux voix du FN? moi aussi je dis “cons d’FN” mais en fait pour un certain nombre (peut être une majorité) il s’agit de misère sociale , d’électeurs nourris de TF1 , de gens formatés depuis 3 decennies aux idées libérales d’une société de consommation , de lavage de cerveau, notre société qui offre le jeu et le faux semblant comme projets de vie! ont-ils lu seulement le programme de MLP ?
J’ai eu exactement la même réaction que vous en lisant le papier de Lordon.
Je fais aussi partie “de la (vraie) gauche, qui en matière de vote FN, ne veut plus de “l’alibi” de la souffrance sociale.”, et ai été dégouté de voir tout le monde, médias et représentants politiques aller au chevet de l'”électeur FN”. La grosse erreur que fait Lordon à ce sujet, avec bien d’autres, est de réduire ces gens à un troupeau qui souffre, animé de passions tristes.
C’est à mon avis plus leur faire insulte de leur dénier ainsi toute capacité à adhérer volontairement à des opinions en connaissance de cause – fûssent-elles fausses et dévoyées – que de les traiter de “gros cons”, ou leur dire clairement comme le fait Mélenchon qu’ils se foutent tous – et tout le monde avec – dans la merde en voyant dans l’immigration la cause de leurs problèmes.
Ils sont effectivement biens cons de ne pas voir que Sarkozy a peu ou prou appliqué l’agenda du FN en matière d’immigration et de reconduite au frontières, et que cela ne sert absolument à rien et ne fait aucunement progresser leurs intérêts. Dire qu’ils sont cons est une façon brutale de dire qu’ils se trompent et nous pourissent la vie – comme si on avait besoin de ça – mais cela n’implique pas qu’ils sont idiots. Qu’ils prennent leurs responsabilités.
J’irais même encore plus loin en disant que Mélenchon a eu tort de faire du FN son premier adversaire et de s’y opposer frontalement. C’est la vieille question qui pourrit le débat politique depuis 30 ans: faut-il s’adresser à l’électorat FN?
Je pense que non, justement, ou alors continuement d’une manière extrèmement ferme et franchement hostile. Le discours anti-raciste à la SOS racisme s’est complètement retourné contre lui-même: c’est devenu le coeur du discours de la “gauche morale” qui n’a plus rien d’autre à défendre. C’est même devenu le ciment essentiel de ces mêmes racistes, trop heureux de voir en leurs adversaires une “gauche bien pensante” et complaisante, décrite comme une clique de bobos en Vélib.
Oui, à gauche, nous sommes un certain nombre à être fatigués de répéter inlassablement qui est absurde et inutile de s’en prendre aux immigré et aux musulmans: tout a été dit et répété là-desssus depuis 30 ans. Le disque est rayé. Ras-le-bol de traiter ces gens en pauvres “brebis égarées”, cela ne fait qu’entretenir leur capacité de nuisance.
S’il faut vraiment s’adresser à l’intelligence des électeurs du FN, on peut simplement leur dire qu’ils nous font chier avec leurs obessions, qui sont maintenant largement relayées par la droite UMP “racaille” et “kärcher” depuis plus de cinq ans.
C’est à ces gens-là de nous rejoindre, pas à nous de les cajoler, et pour une raison simple: c’est dans leur intérêt.
On nous dit que ce sont souvent des ouvriers: certes, eh bien qu’ils commencent d’abord à se syndiquer et à défendre réellement leurs intérêts plutôt que de se focaliser sur le halal et les horaires de piscine, et là, ils verront peut-être leurs conditions concrètes d’existence s’améliorer.
Les enquêtes nous montrent aussi qu’ils sont moins diplômés que la moyenne, et souffriraient ainsi d’une double forme de domination sociale et symbolique, ce qui nourrirait leur ressentiment sur le plan politique: soit, eh bien qu’ils votent pour des partis de gauche authentiques qui défendent la “vraie” valeur-travail, ce qui commence par rétribuer convenablement les professions à faible qualification, et à leur offrir des emplois stables et bien payés. Peut-être qu’alors ils s’en ficheront un peu plus des immigrés qui vivent des revenus d’assitance et des fonctionnaires “payés à ne rien faire”.
Qu’ils votent aussi pour des partis de gauche qui proposent une réelle égalité face aux diplômes pour leurs enfants, et pas pour mirage néo-libéral de l'”égalité des chances”.
C’est quand même pas compliqué de lire des programmes politiques, même avec un certificat d’études primaires.
La proposition de Lordon n’apporte donc strictement rien de plus que la sortie déjà très ancienne de Chirac: “je comprends le racisme, mais je ne le tolère pas”.
Une telle proposition ne sert à rien: une majorité de ces gens-là trouvent EFFECTIVEMENT qu’il y a trop d’arabes et de musulmans en France, et qu’il piquent les emplois, les allocations et génèrent des troubles. Il a été dit mille fois que ce sont pourtant souvent des gens peu confrontés aux populations d’origine immigrée et aux faits de délinquance, mais essentiellement des bons clients de TF1.
La position de Lordon se comprend très bien: c’est celle du chercheur en sciences humaines de gauche, qui a bien compris que le discours de “responsabilité” à propos des actions humaines est avant tout un discours de droite. C’est ainsi que la droite récuse toute forme d’explication déterministe à la délinquance ou à la pauvreté.
Rendre les électeurs FN “responsables” de leurs opinions, ce serait de même rendre entièrement responsables les pauvres ou les délinquants de leur destinée sociale, et ne pas comprendre les déterminismes, et donc avoir une vision tronquée de la réalité sociale. Mais l’analogie s’arrête là.
Car il n’en va pas de même avec les destinées sociales et avec les opinions politiques: une position politique, si elle peut effectivement s’ancrer dans un contexte social et culturel, est avant tout une question de libre-arbitre. Les gens votent en leur ame et conscience, et ne peuvent être ignorants des conséquences de leurs prises de position. Et ils peuvent facilement en changer, pour un coût bien moindre que la reconversion d’un délinquant récidiviste ou la sortie du chômage pour un chômeur de longue durée sans qualification.
L’analogie à laquelle se livre Lordon de ce point de vue me parait largement faussée.
En outre, Lordon me semble excessivement influencé par les catégories spinozistes qu’il a contribué à réactualiser de façon très élégante dans le domaine économique, en particulier en réinvestissant la dynamique déterministe des affects. Le spinozisme est certainement le systême philosophique qui démontre de la façon la plus puissante l’égalité des hommes – plus que le rousseauisme – dans leur égale servitude vis-à-vis des passions. Cela conduit aussi a avoir une position de principe extrêmement bienveillante vis-à-vis de toutes les pratiques et toutes les idées des hommes, tous mus également par des affects non maitrisés.
Une telle position a l’immense avantage d’évacuer tout discours moral, puisqu’au mieux il y aurait des affects tristes et d’autres joyeux, mais finalement que des affects également puissants.
Dans ce cadre, l’électeur FN, loin d’être simplement un “salaud”, ce qu’il serait dans une philosophie de l’engagement contre la “mauvaise foi” à la Sartre, l’électeur FN serait le prototype de l’être mu par des passions tristes, d’autant plus qu’il se fond dans un mouvement mimétique de gens qui pensent comme lui.
Ce cadre permet en effet de “comprendre” l’électeur FN, mais cela ne va pas beaucoup plus loin, et ne fait émerger aucune proposition stratégique.
En effet, une telle position, intellectuellement séduisante, est extrêmement ambivalente, car elle mêle à la fois tolérance extrême (tous les affects se valent) et position de surplomb: il suffirait de retourner ces gens vers des affects joyeux – ceux de la gauche émancipatrice – et on en finirait avec le FN. Les choses ne sont hélas pas si simples.
Je ne suis pas certain pour ma part qu’il suffit d'”analyser” une fois de plus ce vote, et y trouver des justifications évidentes et légitimes (des gens se sentant maltraités et qui sont en colère contre les pouvoirs, les banques, la mondialisation…) pour y apporter une réponse suivie d’effets politiques.
Car dire gentiment à un électeur FN qu’il a raison et qu’on le comprend, mais qu’il s’égare dans des “affects tristes” ne me paraît pas être d’une grande efficacité sur le plan politique.
Le pire dans l’histoire est que Lordon reconnait lui-même la faiblesse intrinsèque d’un discours rationnel de vérité, qui permettrait finalement de faire prendre conscience à une majorité de gens de leurs intérêts objectifs, en empruntant à Sinoza la formule: “il n’y a pas de puissance intrinsèque de l’idée vraie”.
Autrement dit, inutile d’espérer convaincre un “gros con” du FN avec des arguments: c’est hélas très vrai. Ainsi le spinozisme de Lordon offre un puissant cadre explicatif aux actions et aux dispositions individuelles et collectives, mais ne fournit aucune arme au combat politique. Il faudra donc trouver autre chose.
Je trouve aussi assez curieux de répondre avec autant de précautions et aussi peu de fermeté à des gens qui n’hésitent pas à prôner des solutions extrêmement répressives à l’égard d’une partie de la population qui de sucroît ne leur a rien fait: les électeurs du FN n’ont rien d’enfants de choeur. Ils votent majoritairement par adhésion à des mesures brutales et réactionnaires visant les minorités les plus faibles. C’est foncièrement dégueulasse.
Il n’est pas bien difficile de comprendre que des gens puissent désirer se venger du sort qui leur est fait -ou de l’idée qu’ils en ont – en se retournant contre d’autres plus faibles qu’eux et qui ne sont en rien responsables de ce sort: c’est la vieille logique du ressentiment et de la fabrique du bouc émissaire. Et alors? On n’est pas bien avancé.
Même si l’insulte n’est pas foncièrement efficace en elle-même, elle a ceci de clair qu’elle signifie clairement “je ne t’aime pas”. Et insulter un “gros con” du FN, c’est lui signifier que cela se passerait bien mieux entre nous s’il changeait d’avis.
En revanche, lui signifier avec une condescendance faussement compassionelle qu’on comprend qu’il soit égaré parce qu’il souffre et est guidé par des “passions tristes”, c’est à la fois le prendre pour un demeuré et une victime, et l’encourager indirectement à continuer à nous emmerder.
Lordon fournit effectivement le cadre explicatif mais pas d’arme pour le combat. Quitte à passer pour simpliste, je propose le cadre d’action suivant :
– à l’électeur du FN qui se plaint de son sort et vitupère contre l’oligarchie, la mondialisation, j’explique, patiemment si possible, qu’il se trompe de cheval, que le FN lui ment et le conduit dans le mur, que ce sont le Front de Gauche et les syndicats en lutte qui défendent le mieux ses intérêts ;
– à l’électeur du FN (ça peut être le même) qui menace les étrangers, les Noirs, les Arabes… je colle ma main dans la gueule (ça peut être juste après ou pendant l’explication ci-dessus), ou bien, au gré de l’état des forces en présence, je planifie les représailles les plus appropriées.
“à l’électeur du FN (ça peut être le même) qui menace les étrangers, les Noirs, les Arabes…”
Le problème, c’est que c’est justement systématiquement le même: présentez moi un seul électeur FN qui ne trouve pas qu’il y ait trop d’Arabes et de musulmans en France.
Ainsi, votre cadre d’action est effectivement simpliste: il consiste à faire comme s’il y avait des “bonnes” et des “mauvaises” raisons de voter FN, ce que semble faire tout le monde, y compris Lordon qui ne fait que s’aligner sur la thèse devenue ultra-consensuelle d’un Chirac qui “comprend” les racistes et les pauvres brebis égarées FN avant tout victimes de la “fracture sociale”.
Or il n’y en a que des mauvaises.
Je me permets un petit témoignage personnel qui va à rebours de votre affirmation.
Avant le premier tour des élections, j’ai entendu un très jeune électeur primo-votant, élève de CAP, dire à un de ses copains qu’il pensait voter pour Marine Lepen. Précisons que ce jeune de 18 ans est de type gentil petit blanc de banlieue dans une classe de grands noirs (certains de nationalité étrangère et en situation irrégulière) avec lesquels les relations sont bonnes, tous étant par ailleurs promis par leur parcours scolaire difficile, quelle que soit leur couleur de peau, à un avenir assurément prolétaire ou éventuellement délinquant (certains ne faisant pas mystère de leurs activités illicites). J’ai demandé au jeune les raisons de son choix, et il m’a répondu : “parce qu’elle veut remettre le franc, et avec l’euro, tout est trop cher”. Plutôt que de lui en coller une (ce que j’aurais peut-être fait s’il avait aboyé des propos haineux contre ses copains Noirs), je me suis contenté de lui dire qu’un retour au franc ne ferait pas forcément ba
isser les prix. Puis, à un autre moment de la conversation, j’ai réussi à placer qu’en France, il y a malheureusement toujours des racistes, comme cette Madame Lepen qui veut virer tous les étrangers, et qu’il y a hélas des gens assez bêtes ou naïfs pour gober ses mensonges. Il n’a pas réagi à mes propos. On en est resté là.
Après, les élections, j’ai entendu un de ses copains lui demander pour qui il avait voté. Réponse : “Mélenchon”.
C’est un cas particulier, mais j’en connais d’autres du même acabit.
Bref, je pense que les gros cons méritent qu’on les traite de gros cons et qu’on les empêche par tous les moyens de nuire, mais aussi qu’on leur fournisse les outils (même si beaucoup ne s’en saisiront jamais) pour devenir moins cons. Ne nous interdisons ni le bourrepif ni la pédagogie. Question de contexte.
Relecture quelques mois après… Je pense que la position de Lordon mérite plus de considération que les critiques de l’article et des commentaires. Faire preuve d’autosatisfaction est parfois bon pour le moral, mais à un effet sur le long terme dévastateur.