Plèbe

“Si l’on s’accorde à dire que la notion de peuple circule principalement entre trois pôles principaux : le mos, qui entend le peuple dans un sens d’abord juridique et électoral ; l’ethnos, qui considère le peuple comme le socle d’une communauté et d’une identité, et la plebs, qui définit le peuple dans un sens social, le soulèvement des gilets jaunes vient rappeler qu’il existe une autre configuration possible que le face-à-face mortifère entre des démocraties représentatives qui ne le sont plus et des thuriféraires d’un peuple exclusif, voire homogène.

Face au dèmos et à l’ethnos, le terme de plebs dessine une idée du peuple en tant qu’il se situe dans une situation de domination et qu’il menace toujours de déborder, d’excéder un cadre politique dont il est à la fois le centre abstrait et le relégué fréquent. C’est ce peuple qui, en tant qu’il constitue une notion dynamique, demeure le sujet inévitable d’une démocratie qu’on ne réduirait pas à son formalisme institutionnel et dont on ne gommerait pas la dimension conflictuelle. C’est cette idée d’un peuple qui ne serait jamais identique à ce qu’on veut y voir, qu’il s’agisse d’une population électorale ou d’un fantasme identitaire, voire même d’une foule révolutionnaire, que celles et ceux qui veulent disqualifier les gilets jaunes, au motif de la violence, de l’ombre de l’extrême droite ou des dangers bien réels qui pèsent sur la démocratie représentative, ne peuvent aujourd’hui rejeter.

Joseph Confavreux, «Gilets jaunes»:
la querelle des interprétations
, Médiapart, 18 janvier 2019.

Modération

“Il faut le dire, la modération a engendré autant d’atrocités que la révolution, et sans doute beaucoup plus. (…) Pour entretenir et transmettre un système de valeurs, il faut cogner, matraquer, incarcérer, jeter dans des camps, flatter, acheter : il faut fabriquer des héros, faire lire des journaux, dresser des poteaux d’exécution, et parfois même enseigner la sociologie.”

Barrington Moore, Les Origines sociales de la dictature
et de la démocratie,
 François Maspero, Paris, 1969.

Populisme

“Le concept de “populisme”, si vague et si général qu’il permet d’englober des courants que presque tout oppose (par exemple le Front national et la France insoumise actuellement en France), joue aujourd’hui un rôle de mise en équivalence de l’extrême-droite et de la gauche radicale dévolu autrefois, au temps de la guerre froide, au concept de “totalitarisme”. (…) On se souvient que, lorsque Syriza parvint au pouvoir en Grèce en janvier 2015, Alexis Tsipras fut qualifié de “populiste” par tout ce que l’Europe compte d’idéologues néo-libéraux, voire parfois de “national-populiste”, en raison de la rupture que son parti préconisait alors avec les politiques d’austérité d’une brutalité inouïe imposées à la Grèce depuis 2009. Que ces accusations de “populisme” aient cessé dès la trahison par A. Tsipras du programme sur lequel il avait été élu, démontre s’il le fallait qu’une telle catégorisation — ou du moins l’usage qui en est fait dans le débat public — a (notamment) pour fonction de couvrir d’un même opprobre toutes les forces qui contestent la mondialisation et/ou l’Union européenne, avec des motivations et des objectifs politiques qui peuvent être radicalement opposés. Continuer la lecture de « Populisme »

Soulèvement

“(…) l’histoire montre que les classes populaires se soulèvent comme un seul homme pour former un “peuple” uniquement lorsqu’elles sont convaincues de leur bon droit. Plus précisément, il faut qu’elles soient animées par une croyance collective suffisamment puissante pour affronter un pouvoir impitoyable et accepter une issue qu’elles savent pertinemment tragique.

Ce genre d’étincelles, quand on y regarde de près, ne surgit jamais des classes populaires elles-mêmes mais de la classe qui rationnalise les croyances : les intellectuels. L’étincelle résulte généralement des frottements qui se produisent dans le monde des dominants, opposant ceux qui défendent le pouvoir en place et ceux qui le contestent. Le génie d’un peuple en arme réside dans les formes d’appropriation de la critique, les usages radicaux qu’il en fait, en prenant au mot les théoriciens de la dissidence.”

Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France,
De la guerre de Cent Ans à nos jours, Agone, 2018, p. 66

Bourgeois

“J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieure aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif.”

Marc Bloch, L’étrange défaite, 1940.

Mouvement

“Le rôle, le travail et le quotidien d’Hitler depuis sa sortie de prison ne se limitent cependant pas à enjôler des cadres de toutes les organisations de l’extrême-droite allemande. Il est bien entouré et conseillé, et songe à l’organisation concrète d’un mouvement d’extrême-droite puissant, qui permette de capter à son profit toute l’énergie revancharde de ceux qui estiment que l’Allemagne est une victime de la guerre et de la paix, et pour qui la démocratie parlementaire et libérale de la République de Weimar constitue un régime foncièrement antiallemand, devant être balayé pour que le pays reprenne la maîtrise de son destin. Pour cela, il faut un parti et un mouvement qui impliquerait une contre-société prête à se substituer à l’organisation sociale existante le moment venu. Continuer la lecture de « Mouvement »

Information

“C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde. La grande cause socialiste et prolétarienne n’a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n’a besoin ni qu’on diminue et rabaisse les adversaires, ni qu’on mutile les faits. Il n’y a que les classes en décadence qui ont peur de toute la vérité :: et je voudrais que la démocratie socialiste, unie à nous de cœur et de pensée, fût fière bientôt de constater avec nous que tous les partis et toutes les classes sont obligés de reconnaître la loyauté de nos comptes rendus, la sûreté de nos renseignements, l’exactitude contrôlée de nos correspondances.”

Jean Jaurès, premier éditorial de L’Humanité, 1904

Pub

“L’irruption d’Internet a changé les équilibres financiers de la presse, c’est une évidence. Elle a mis celle-ci face au défi du gratuit, rebattu les cartes avec les publicitaires, créé de nouveaux kiosques mondiaux de l’information, comme les monstres américains Facebook et Google, dont la mainmise étrangle tout le monde. Mais elle n’a aucunement créé ex-nihilo ces problèmes financiers.  Continuer la lecture de « Pub »

En même temps

Nommé chef du gouvernement, [Manuel Valls] était (…) devenu l’un des plus stupéfiants praticiens de ce qu’Orwell avait jadis appelé la “double pensée” .  Assurer deux choses totalement contradictoires, et croire en même temps aux deux, avec la même conviction. Asséner avec force une idée, tout en appliquant exactement l’idée contraire, sans remarquer le moins du monde le problème. Affirmer, par exemple, la nécessité de suspendre certains droits démocratiques, et en même temps que le gouvernement est le gardien de la démocratie. Ce genre de torsions mentales semblait tout à fait spontané à Manuel Valls, qui s’était longtemps pris pour un Tony Blair français, avant de s’épanouir en héritier de Guy Mollet. Ainsi pouvait-il redouter la mort de la gauche, tout en réclamant la même années dans les colonnes de “l’Obsolète” que la gauche explosât enfin afin d’opérer une clarification. Ainsi pouvait-il piétiner le vote des parlementaires à grand renfort d’arbitraire, tout en affirmant que sa mission était de consolider la démocratie. Ainsi pouvait-il s’attaquer avec une brutalité sans équivalent au Code protecteur du travail, à seule fin affichée de donner plus de pouvoir aux travailleurs. Ses raisonnements étaient à la fois totalement tordus et absolument sincères. Continuer la lecture de « En même temps »

Dominants

“Les dominants peuvent se plaindre d’un gouvernement de gauche, ils peuvent se plaindre d’un gouvernement de droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change pas leur vie, ou si peu. Ça aussi c’est étrange, c’est eux qui font la politique alors que la politique n’a presque aucun effet sur leur vie. Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir.”

Edouard Louis, Qui a tué mon père ?, Seuil, 2018.

Multitude

Chantal Mouffe : “Cette stratégie d’exode est très à la mode dans plusieurs groupes d’activistes. Elle paraît très radicale, mais en réalité on peut la voir comme la forme postmoderne du marxisme traditionnel. Si on y regarde bien, ce que défendent Hardt et Negri est une version plus sophistiquée du déterminisme de la Seconde internationale, mais qui utilise à présent un vocabulaire influencé par Deleuze et Guattari. Ils disent “multitude” au lieu de “prolétariat”, mais c’est une sorte de déterminisme économique. Au centre de leur réflexion on trouve cette thèse : les transformations du capitalisme liées à la transition, au post-fordisme, font que nous vivons une époque entièrement nouvelle. Avec le capitalisme “cognitif”, le rôle central joué précédemment dans la production de plus-value par la masse ouvrière en usines est, maintenant, rempli par la force de travail immatériel, de type intellectuel et de communication. C’est pourquoi, pour se référer à la figure du travailleur collectif immatériel, ils utilisent un nouveau terme, celui de “multitude”. Cette multitude affronte l’Empire, qui désigne le capitalisme globalisé et déterritorialisé, sans centre territorial ni frontières fixes. Hardt et Negri affirment qu’avec le développement de ce capitalisme cognitif, le rôle des capitalistes est devenu parasitaire et qu’avec la montée du pouvoir de la multitude, ils finiront par disparaître.  Cette vision optimiste explique pourquoi, selon cette perspective, il n’est pas nécessaire d’essayer de transformer les institutions existantes puisqu’elles sont destinées à disparaître. Ainsi, la stratégie d’exode qu’ils proposent est une stratégie de “désertion”, d’abandon des noyaux traditionnels de pouvoir pour établir, en dehors d’eux, des lieux où la multitude va s’auto-organiser et jouir de l’exercice de ce qui est “en commun”. Ils disent que la démocratie de la multitude s’exprime en un ensemble de minorités actives qui n’aspirent jamais à se transformer en majorité et au contraire développent un pouvoir qui refuse de devenir un gouvernement. La façon d’être de celles-ci consiste à “agir par concertation”, elles refusent de se convertir en Etat. Hardt affirme qu’il y a trois approches du concept de multitude : au niveau économique, multitude s’oppose à classe ouvrière, au niveau philosophique à peuple, et au niveau politique à parti. Il faut dire qu’ils ont récemment modéré un peu ces manières de penser. Ils disent par exemple qu’ils ne sont pas contre l’Etat, mais je ne vois pas bien en quoi leurs déclarations les plus récentes peuvent être compatibles avec l’orientation générale qui est la leur. Continuer la lecture de « Multitude »

Ecrans

“Une récente étude de l’Einstein Medical Cneter de Philadelphie, portant sur 350 enfants de 6 mois à 4 ans, vivant dans un centre urbain à bas revenus, a analysé l’usage des appareils connectés chez les plus jeunes Américains. La moitié des enfants de 4 ans ont leur propre télévision dans leur chambre, les trois quarts possèdent leur propre objet multimédia ; 70% des parents mettent un obet connecté dans les mains de leur enfant lorsqu’ils ont des tâches ménagères ; tablettes et smartphones sont également la réponse de 65% des parents pour “calmer les enfants” ; enfin 29% des parents donnent un objet multimédia à leur enfant au moment du coucher… En sommes-nous là — ou serons-nous là bientôt, puisqu’il faut forcément “rattraper” notre retard digital ? Le numérique servant de doudou, de nounou, de jeu de société, d’attention parentale ? Continuer la lecture de « Ecrans »

Radicalité

“Passé le cap des 16 ans, Zoubeir est dans une quête d’absolu spirituel à laquelle ne répond pas la société contemporaine. “On nous pousse à consommer, consommer consommer plus. Mais au bout d’un moment, consommer, ça ne donne pas une raison de vivre. Certains ont besoin d’un autre projet. Quand on voit que le seul projet des démocraties occidentales aujourd’hui, c’est d’offrir du pouvoir d’achat aux gens, c’est vide, ça donne pas envie de vivre. Consommer, ça génère de l’ennui aussi, on dirait qu’on est morts. Des robots.” L’adolescent se perd entre ses valeurs familiales et celles d’une France sécularisée en proie au désenchantememnt politique. “Je ressentais un manque, j’avais un vide spirituel à combler et je l’ai comblé avec la religion.” (…) Continuer la lecture de « Radicalité »

Xénophobie

“Sortir le travail du carcan capitaliste est la condition d’une souveraineté populaire sur la production sans laquelle il est impossible de construire pour chacun un projet de vie. En termes d’éventail et de cohérence des productions sur un territoire, quelle que soit sa taille, l’aléa d’une économie livrée aux calculs de rentabilité d’un capital désormais mondialisé est total : des pans entiers de l’activité disparaissent dans la rage impuissante des concernés sans qu’ils aient eu leur mot à dire. Seule une minorité des travailleurs y trouve son compte, car elle gagne en visibilité internationale. La majorité vit une précarisation faite de la soumission à un management par la peur, le flicage, le chantage, et aussi l’accès de plus en plus difficile aux services publics, de l’inquiétude des parents sur le devenir de leurs enfants. Si la rage, l’impuissance, l’inquiétude restent sans espoir de changement dans la maîtrise de la production, (…) alors la tentation la tentation xénophobe devient un recours, illusoire. Continuer la lecture de « Xénophobie »

Fin

“Nous vivons une époque en suspens où chacun attend la fin — et celle-ci ne vient pas précisément parce que tout le monde est occupé à l’attendre. La fin ne peut pas venir d’elle-même. Si nous voulons qu’elle advienne, cette fin libératrice, il faut nous organiser dès maintenant comme si elle avait déjà eu lieu.”

Eric Hazan, La dynamique de la révolte,
Sur des insurrections passées et d’autres à venir,
La Fabrique, 2015

Organisation

“La querelle entre logique conspirative et logique du mouvement, entre organisation et spontanéisme, entre verticalité stratégique et horizontalité n’a jamais  cessé. Tout mouvement révolutionnaire est une façon d’habiter la tension entre ces deux nécessités opposées. Pour y parvenir, il faut des complicités anciennes, une analyse commune de la conjoncture, et plus encore le souffle de la vie où l’insurrection mûrit.”

Eric Hazan, La dynamique de la révolte,
Sur des insurrections passées et d’autres à venir,
La Fabrique, 2015

Parti

“Nous ne pouvons pas être à l’extérieur de l’organisation, en dehors du contact avec les masses. Il vaut mieux le pire des partis ouvriers que pas du tout.”

Rosa Luxembourg,
citée dans Pierre Broué, La révolution allemande, éd. de Minuit, 1971, p.22

NB : Rosa Luxembourg plaide alors en 1917 pour que les Spartakistes restent dans l’USPD, parti social-démocrate indépendant formé par les exclus anti-guerre du SPD ; un an plus tard, les spartakistes n’en quitteront pas moins l’USPD pour former le KPD, parti communiste d’Allemagne.

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