I am Kenough

“To be honest, when I found out the patriarchy wasn’t about horses, I lost interest anyway.”

[traduction : “Pour être honnête, quand j’ai découvert que la notion de patriarcat n’avait rien à voir avec les chevaux, j’ai décroché.”]

Ken, in Barbie, Greta Gerwig, 2023

https://www.tiktok.com/@targaryensl/video/7259574233762778374

Féministes réformistes

“Si les féministes réformistes n’ont pas formulé cette invitation [“invitation collective claire” aux hommes à “rejoindre le mouvement féministe pour se libérer du patriarcat”], c’est parce que ce sont elles qui, en tant que groupe social (surtout des femmes blanches bénéficiant d’un privilège de classe) ont lancé l’idée que les hommes seraient tout-puissants. Pour ces femmes, la libération féministe consistait davantage à leur permettre d’obtenir leur part du gâteau à la table du pouvoir qu’à libérer massivement les femmes et les hommes moins puissants de l’oppression sexiste. Elles n’en voulaient pas aux puissants, c’est-à-dire leurs papas et leurs maris, d’exploiter et d’opprimer des hommes pauvres ; elles étaient furieuses de ne pas bénéficier d’un accès égal au pouvoir. Aujourd’hui, beaucoup de ces femmes ont obtenu gain de cause, et surtout la parité économique avec les hommes de leur classe. Par conséquent, elles ont presque perdu tout intérêt pour le féminisme.”

bell hooks, La volonté de changer
(les hommes, la masculinité et l’amour)
, 2004

Le communiqué d’Adrien Quatennens qu’on aurait aimé lire

“Suite à la révélation par le Canard enchaîné d’une main courante déposée par mon épouse, je suis obligé de m’expliquer au sujet de violences conjugales que j’ai commises et qui sont en totale contradiction avec l’engagement féministe que j’affiche.

Oui, j’ai bien donné une gifle à ma compagne il y a plusieurs mois et je n’ai pas eu le courage à l’époque d’en parler publiquement ni d’en tirer les conséquences.

Oui, plus récemment, lorsqu’elle m’a fait part de son intention de divorcer, je lui ai pris le poignet et j’ai essayé de lui prendre de force son téléphone, à la suite de quoi elle est allée déposer une main courante. Certes, elle a émis le souhait qu’il n’y ait pas de suites judiciaires et a fait cette démarche pour poser un jalon dans le cadre d’un divorce conflictuel, mais je mesure à présent que cela ne change rien au problème de fond.

Je ne vais pas m’abriter derrière les circonstances de la dispute ni derrière mon dépit d’être quitté. Je comprends bien d’ailleurs que le fait de lui avoir un jour donné une gifle est en soi pour mon épouse une excellente raison de me quitter, quand bien-même je dois respecter son choix quelles que soient les raisons et quoi que j’en pense.

Je ne vais pas non plus dire : “je ne suis pas violent”, “ce geste, ce n’est pas moi, c’était exceptionnel”. J’ai cru ne pas être violent parce que j’étais capable de ne pas coller de baffe à mes contradicteurs sur les plateaux télé, parce que je n’ai violé personne ni obligé personne à m’accorder ses faveurs en profitant de mon pouvoir d’élu, mais ne pas avoir été capable de retenir ma main contre ma compagne lors d’une dispute fait bien de moi un homme violent, reproduisant dans son foyer les schémas désormais bien connus de la masculinité toxique.

J’en prends conscience aujourd’hui et je m’engage à employer toutes mes forces à faire un travail sur moi-même, avec l’aide de professionnels, pour déconstruire les causes profondes de ce passage à l’acte et veiller à ce que plus jamais une femme n’ait à souffrir de ma violence. Je demande bien évidemment pardon à ma victime qui n’est en rien responsable des conséquences de cette affaire sur ma vie politique ni des éventuelles suites judiciaires.

Je comprends aussi qu’il me devient difficile d’être député et porte-parole d’un mouvement féministe sans avoir prouvé à toutes et tous ma prise de conscience et ma réelle volonté de changer, faute de quoi ce mouvement perdrait beaucoup en crédibilité. Inutile de chercher à faire diversion en glosant sur les fuites policières et la malveillance des médias et des réseaux sociaux. C’est à nous, militant.e.s de l’émancipation, de ne pas offrir de prise au régime injuste et patriarcal que nous combattons. Il n’a aucune raison de nous faire de cadeau. Nous ne lui en ferons pas non plus et je n’attendrai pas une décision de la justice bourgeoise pour faire ce qui est nécessaire.”

Malheureusement, c’est un autre communiqué que le camarade Quatennens a publié, et il n’est pas satisfaisant. Il n’est peut-être pas trop tard pour faire mieux ?

Du féminisme bourgeois

Dans une tribune du Monde du 15 juillet 2020, l’avocate Noëlle Lenoir affirme que « certains mouvements féministes sont révélateurs d’une évolution vers un radicalisme teinté de communautarisme » et “voit dans les manifestations contre les nominations au gouvernement de Gérald Darmanin et d’Eric Dupond-Moretti la marque d’une dérive à l’américaine du mouvement féministe.”

Rien que ça.

Je propose de changer complètement d’angle par rapport à Noëlle Lenoir.
Au lieu de voir dans les manifestations suscitées par les nominations de Dupond-Moretti et Darmanin l’oeuvre de hordes extrémistes américanisées communautaristes adeptes d’une justice de rue pour laquelle les hommes seraient forcément coupables (ce qui est une vision des choses très MODEREE et pas du tout exagérée, mettez-vous le bien dans le crâne à coups de marteau, bande de radicalisés), ne peut-on voir dans cette tribune de Noëlle Lenoir l’oeuvre d’une bourgeoise de droite franchouillarde adepte d’un féminisme de classe qui sait rester à sa place dans le monde patriarcal raciste, c’est-à-dire d’un féminisme de droite qui ne nuit pas aux sexistes, d’un bon féminisme pas féministe en somme ? On comprendra alors ce qui réellement lui fait horreur dans ces manifestations de rue.

Rappelons que Noëlle Lenoir a été ministre de Raffarin sous Chirac (un féministe à la française, « 5 minutes douche comprise », tapant le cul des vaches et galant avec les rombières, ou le contraire, en fonction du nombre de coronas ingérées). C’était un peu après l’humiliation façon SM des “Juppettes” (pour les plus jeunes : des femmes ministres du gouvernement d’Alain Juppé virées comme des merdes au bout de 6 mois), mais c’était encore le bon temps. Noëlle Lenoir, c’est aussi cette “déontologue” de l’Assemblée nationale qui était payée par des labos pharmaceutiques en conflit avec l’Etat en 2015. Elle siège encore aujourd’hui au comité d’Ethique (ou des tiques ?) de Parcoursup (que les mauvaises langues se le disent : la sélection et la reproduction des inégalités à l’université se font de façon éthique, Noëlle y veille, alors circulez), juste récompense sans doute de son ralliement à Macron en 2017 après avoir mangé à toutes les gamelles patriarcales du PS et de l’UMP. Ça, c’est quand-même une preuve de MODERATION ou je ne m’y connais pas, et les gens qui oseront critiquer le fait d’être à ce point dans tous les sales coups ne peuvent être que des Estremiss communautariss. C’est cette même dame très modérée qui vient de signer une tribune contre le « décolonialisme » dans Le Point, journal de droite dure modéré, en compagnie de gens très modérés comme l’ineffable Alain Finkielkraut.

Bon, plus sérieusement, les manifestantes féministes ont manifesté contre la nomination à la tête de la police d’un type qui est sous le coup d’une enquête de police après une plainte pour viol et qui a avoué avoir demandé une faveur sexuelle à une femme en échange d’un service (qu’il n’avait au demeurant ni le droit ni la capacité de lui rendre), et contre la nomination à la tête de la justice d’un beauf qui aime planter des banderilles dans les taureaux et siffler les meufs ou le contraire, en fonction de la cuvée. Ce sont des manifestations politiques. Pas de la “justice de rue”, contrairement à ce que brament les “modérés”, ni du “lynchage de triste mémoire”. C’est marrant, parce que si, quand des féministes gueulent contre la signification politique de ces nominations (un bon gros bras d’honneur fait au féminisme), c’est de “la justice de rue”, que dire de l’étouffement par les gendarmes d’Adama Traoré sans autre forme de procès ? Ne serait-ce pas une forme de “justice de rue” ou plutôt de “peine de mort de rue” ? On ne peut pas dire lynchage parce qu’ils ne l’ont pas pendu à un arbre façon KKK, ça non, on n’a pas le droit. Mais chut, parler de ces violences policières n’est pas modéré, et ça nous mène tout droit à l’odieux communautarisme : c’est Noëlle Lenoir qui le dit. Comme Finkielkraut. Comme Zemmour. Comme Le Pen. Tous ces modérés.
Restons dans le vivre ensemble à la française, qui est aussi, donc un mourir tout seul au fond d’un commissariat pour certains (mais mourir dans un commissariat français, n’est-ce pas, au final, une belle opportunité d’intégration pour ces rastaquouères ingrats ?). Félicitons donc Dupond et Super-Dupont pour leur nomination bien méritée et expulsons illico Caroline de Haas, la sorcière, la cause de tous nos maux, qui ne comprend rien au vrai féminisme à la française.

Juste un truc quand-même : quand Noëlle Lenoir nous déballe son lignage comme si c’était une preuve de féminisme, elle assène que ses glorieuses ancêtres “ne sont jamais tombées dans l’écueil consistant à accréditer l’idée d’une responsabilité collective de la gent masculine « blanche »”. Contrairement aux méchantes féminiss communautariss estrémiss d’aujourd’hui ? LOL. Cette pauvre Noëlle n’a décidément rien pigé. Il ne s’agit pas d’un problème de culpabilité. Il s’agit d’un système de domination à renverser.

Vieille

“Les chasses aux sorcières ont aussi inscrit profondément dans les consciences une image très négative de la vieille femme. Certes, on a brûlé de toutes jeunes “sorcières”, et même des enfants de sept ou huit ans, filles et garçons ; mais les plus âgées, jugées à la fois répugnantes par leur aspect et particulièrement dangereuses du fait de leur expérience, ont été les “victimes favorites des chasses” (Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident). “Au lieu de recevoir les soins et la tendresse dus aux femmes âgées, celles-ci ont été si souvent accusées de sorcellerie que, pendant des années, il fut inhabituel que l’une d’elles, dans le Nord de l’Europe, meure dans son lit”, écrivait Matilda Joslyn Gage. L’obsession haineuse des peintres (Quentin Metsys, Hans Baldung, Niklaus Manuel Deutsch) et des poètes (Ronsard, Du Bellay) pour la vieille femme s’explique par le culte de la jeunesses qui se développe à l’époque et par le fait que les femmes vivent désormais plus longtemps. En outre, la privatisation de terres autrefois partagées — ce qu’on a appelé en Angleterre les “enclosures” — au cours de l’accumulation primitive qui a préparé l’avènement du capitalisme a particulièrement pénalisé les femmes. Les hommes accédaient plus facilement au travail rémunéré, devenu le seul moyen de subsister. Elles dépendaient plus qu’eux des communaux, ces terres où il était possible de faire paître des vaches, de ramasser du bois ou des herbes. Ce processus a, à la fois, sapé leur indépendance et réduit les plus vieilles à la mendicité quand elles ne pouvaient pas compter sur le soutien de leurs enfants. Bouche désormais inutile à nourrir, la femme ménopausée, au comportement et à la parole parfois plus libres qu’auparavant, est devenue un fléau dont il fallait se débarrasser. On la croyait aussi animée par un désir sexuel encore plus dévorant que dans sa jeunesse — ce qui la poussait à rechercher la copulation avec le Diable ; ce désir apparaissait comme grotesque et suscitait la répulsion. On peut présumer que si, aujourd’hui, les femmes sont réputées se flétrir avec le temps alors que les hommes se bonifient, si l’âge les pénalise sur le plan amoureux et conjugal, si la course à la jeunesse prend pour elles un tour aussi désespéré, c’est largement en raison de ces représentations qui continuent de hanter notre imaginaire, des sorcières de Goya à celles de Walt Disney. La vieillesse des femmes reste, d’une manière ou d’une autre, laide, honteuse, menaçante, diabolique.”

Mona Chollet, Sorcières,
La puissance invaincue des femmes
, La Découverte, 2018

#balancetonbrighelli

Une camarade m’a fait parvenir récemment un article de la revue Causeur (qui ne fait pas partie habituellement de mes lectures), me le présentant comme “intéressant” et me demandant mon avis dessus.

“Intéressant”, cet article l’est effectivement à plus d’un titre, par le côté abjectement réactionnaire et phallocrate de la Weltanschauung qu’il véhicule.

L’auteur en est Jean-Paul Brighelli, “enseignant et essayiste” pour le moins sulfureux que mon collègue Grégory Chamblat présente comme un “réac-publicain anti-pédago”. Selon B. Girard :

« La prise de parole de Brighelli à un meeting du FN, son implication décomplexée à la campagne électorale de l’extrême-droite (voir ses fonctions nationales dans le parti de Dupont-Aignant) ne sont pas un accident, pas davantage une nouvelle manifestation d’un carriérisme débridé, de longue date attesté. Cela fait tellement longtemps que Brighelli occupe le devant de la scène médiatique avec les mêmes rengaines reprises par des médias et des éditeurs chez lesquels il a manifestement toutes ses entrées. Au-delà de l’expression d’un ego personnel manifestement surdimensionné, ce que révèle cet épisode, c’est la porosité des frontières entre une certaine mouvance « réac-publicaine » dont Brighelli est un représentant notoire et le projet politique autoritaire/identitaire d’un parti d’extrême-droite. »

Bref, je ne m’attendais pas à trouver dans cet article un contenu progressiste… et je n’ai pas été déçu ! Continuer la lecture de « #balancetonbrighelli »

Homophobie partout, égalité nulle part

Mardi 12 février 2013, l’Assemblée Nationale votait à une large majorité le texte relatif au “mariage pour tous”, qui devrait autoriser les personnes de même sexe à se marier. A moins d’un coup de théâtre au sénat ou au conseil constitutionnel, l’affaire est donc classée. Encore que… Malgré la détermination, la dignité et l’éloquence de Christiane Taubira, les hésitations de François Hollande ainsi que les cafouillages gouvernementaux auront permis au débat de s’éterniser, laissant la droite réactionnaire la plus bête du monde tenir le haut du pavé. Du coup, l’accès à la PMA pour tous et l’encadrement de la GPA sont repoussés sine die, malgré le courage de la députée Marie-George Buffet qui s’est retrouvée bien isolée, même au sein de son propre groupe. La réelle avancée en terme d’égalité des droits que constitue le mariage pour tous reste donc bien limitée. Ce qui est encore plus inquiétant, c’est que ces trop longs mois de débat auront permis à l’homophobie la plus ignoble de s’exprimer ouvertement, y compris dans les rangs de la gauche, sous prétexte notamment que le mariage “homo” n’intéresserait pas le peuple et ne serait qu’une “diversion” pour faire oublier les “vraies” questions, c’est-à-dire les questions sociales. S’il est vrai qu’on peut suspecter à bon droit le gouvernement PS de préférer mettre l’accent sur les questions sociétales qui ne coûtent rien plutôt que sur sa trop évidente reddition à l’ordre austéritaire, force est de constater que ce gouvernement aura été très timoré même sur le terrain des moeurs, et que ce débat-là n’aura en rien masqué l’ampleur du désastre social dans lequel la soumission aux marchés plonge le pays. D’ailleurs, le jour-même de l’adoption de la loi sur le mariage pour tous par l’Assemblée nationale, les écoles étaient bloquées par une grève massive, et nombre d’ouvriers étaient en lutte contre les plans sociaux (Goodyear, Florange, Sanofi), preuve s’il en était besoin qu’une mobilisation ne se fait jamais au détriment d’une autre, mais qu’au contraire la lutte pour l’égalité ne peut que se renforcer d’être menée de front sur tous les aspects. Mais certains ne veulent décidément pas le comprendre…

L’homophobie tendance trostkarde

Un exemple révélateur est Ilan Simon. Militant trotskyste de l’ARS-combat (qui l’a désavoué par la suite, mais qui avait déjà procédé à des amalgames foireux entre adoption, PMA, et marchandisation), il est allé jusqu’à envoyer une lettre de soutien à l’extrémiste de droite Frigide Barjot. Sous couvert de références à Freud, Marx, Lénine et Trotsky, il s’y montre parfaitement réactionnaire, citant par exemple sans rire le texte confus de son groupuscule :

“(…) Il faut affirmer, face aux furies d’un égalitarisme caricatural et borné, que ce n’est pas être homophobe que de poser la question, à notre tour, de l’impact psychologique et affectif sur l’enfant élevé par un couple homosexuel. Car si la famille a toujours évolué, il n’y a jamais eu à notre connaissance de familles constituées de membres d’un seul et même sexe. D’autre part, nous ne pouvons ignorer les nombreuses études qui ont démontré l’impact négatif de l’absence du père sur le développement de l’enfant.”

Pourtant, poser cette “question” est bel et bien homophobe. Car quoi que puissent en penser Ilan Simon et l’ARS-Combat, les enfants de couples homosexuels existent déjà. Pourquoi Ilan Simon et son parti ne se posent-ils pas plutôt la question de “l’impact psychologique” que peut avoir sur des enfants élevés par un couple homosexuel le fait qu’un de ses parents ne puisse être reconnu comme tel ? La posture révolutionnaire masque ici bien mal le paternalisme et l’homophobie.

C’est arrivé près de chez nous

Plus inquiétant encore, ce livre de Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Ewanjé-Epée : Les féministes blanches et l’empire (voir le texte intégral du chapitre V diffusé par Rue 89). Inquiétant par la thèse qu’il véhicule, mais aussi et surtout parce que publié aux éditions La Fabrique d’Eric Hazan (qu’on a connu mieux inspiré), dont Stella Magliani-Belkacem est secrétaire d’édition (elle était même intervenue à l’université d’été du Front de Gauche en 2012 pour s’exprimer sur « l’anti-racisme et le mutliculturalisme »). Dans une interview donnée à Robin d’Angelo pour Street Press et reprise sur Rue 89, les deux auteurs s’opposent selon l’interviewer à “un discours d’inscription des droits sexuels qui institutionnalise l’homosexualité telle qu’elle est définie en Occident”, dénonçant “la tentative de faire de l’homosexualité une identité universelle qui serait partagée par tous les peuples et toutes les populations”. Le livre est dédicacé à Houria Bouteldja, du Parti des Indigènes de la République (PIR), et même si Stella Magliani-Belkacem a cru bon ensuite de préciser qu’elle avait été mal lue et qu’elle n’était pas membre de ce mouvement, la convergence d’idées est notable, particulièrement dans la tentative commune (et s’appuyant sur les mêmes références, par exemple à Joseph Massad) d’opposer “identité homosexuelle” occidentale et pratiques homo-érotiques dans le monde arabo-musulman précolonial. Soit dit en passant, cela donne surtout envie de leur répondre : “ah ouais, et alors ?”

Extrait du livre :

“Comme dans le cas du féminisme, la réaction contemporaine n’a eu de cesse ces dernières années de faire des non-Blancs la première menace contre les « homosexuels ». Du « jeune de banlieue » viriliste et macho jusqu’aux musulmans « intégristes », les hommes noirs et arabes, mais aussi les cultures non occidentales – en particulier islamique – sont représentés comme une force majeure de la domination hétérosexiste contemporaine. Comme on l’a souvent rappelé, cette manœuvre n’est là que pour dédouaner la France blanche de son homophobie, de sa lesbophobie et de sa transphobie structurelles, inscrites dans la législation, les dispositifs scolaires et médicaux ou encore les politiques d’accès aux soins.”

Il y a là (comme souvent chez les Indigènes de la République) une forme de pensée paranoïaque qui ne veut comprendre le monde que par l’unique prisme de l’impérialisme, du colonialisme, du racisme ou de l’islamophobie. La revendication d’étendre le droit au mariage aux couples homosexuels, pourtant, pointait bien une discrimination inscrite dans la législation française et non dans des moeurs orientales ou exotiques en vigueur outre-périphérique. Les organisations et les partis qui ont porté cette revendication et ont obtenu son inscription dans la loi par l’Assemblée nationale dépassent de loin le cadre du seul mouvement LGBT, et cette revendication ne nuit décidément en rien au monde arabo-musulman ni aux pratiques qui s’y dérouleraient de préférence en secret. S’il est vrai que la lutte contre l’homophobie en banlieue ou dans certains pays musulmans peut très bien être récupérée par des islamophobes patentés (FN, “identitaires”… prêts à récupérer jusqu’à l’idée de laïcité), cela ne signifie pas que toute dénonciation de l’homophobie en banlieue ou en terre d’Islam soit condamnée à prendre un caractère islamophobe. L’homophobie et la misogynie sont de tristes réalités de certains quartiers (qui n’en ont pas non plus le monopole) : la femme non-voilée se promenant seule ou l’homme soupçonnable d’être un pédé y reçoivent aisément insultes ou crachats, si ce n’est pire. Ce n’est pas parce qu’un jeune “non-blanc” de banlieue est victime de racisme qu’il est immunisé lui-même contre cette autre forme de racisme qu’est la haine des homosexuels (ou des femmes). Ce racisme-là, même émanant d’une victime, n’est pas plus acceptable qu’un autre. Etre soi-même méprisé comme “non-blanc” peut pousser à mépriser d’autres victimes, à commencer par le “pédé”, fût-il lui même “non-blanc”. Et le cas échéant, on peut toujours trouver plus efféminé que soi. Au pire, il reste toujours les Roms, les clodos ou les putes. La réalité du racisme n’excuse pas l’homophobie qu’il peut amplifier. Il faut lutter contre les deux. L’esprit du capitalisme a-t-il à ce point contaminé les consciences que les défenseurs d’une cause aient forcément à la situer en concurrence avec toute autre ? Dénoncer des pratiques homophobes à tel endroit (par exemple dans les “quartiers”) ne revient pourtant pas à les accepter ailleurs (par exemple dans les campagnes bien franchouillardes) ni à minimiser les autres formes de violence sociale, religieuse ou raciale, en France ou dans le monde. Il faut lutter contre toutes les formes de racisme et de domination sociale, chaque lutte enrichissant l’autre, aucune ne se faisant au détriment des autres, toutes étant constitutives de l’émancipation humaine.

L’homophobie justifiée par “l’impérialisme gay”

Les auteurs du livre Les féministes blanches et l’empire posent que “la binarité homosexuel/hétérosexuel” serait une invention de l’occident imposée par la colonisation au monde arabe. En cela, ils rejoignent tout à fait la pensée de celle à qui ils ont dédicacé leur ouvrage, même s’ils ne se revendiquent pas de son parti (le PIR). Houria Bouteldja ne s’y est d’ailleurs pas trompée, puisqu’elle a cru bon, suite à la polémique déclenchée par l’article de Robin d’Angelo, de revenir le 12 février 2013 sur ce sujet et sur les propos qu’elle avait tenus le 6 novembre 2012 sur France 3.  Selon elle, la question du “mariage gay” ne concerne pas les populations des “quartiers”, que par un raccourci assez osé, elle assimile à des “non-blancs” (il n’y aurait donc pas de prolétariat blanc dans les “quartiers” ?) :

“Ça ne signifie pas qu’il n’y a pas de pratiques homosexuelles dans les quartiers, ça signifie qu’elle n’est pas prioritaire et qu’on a d’autres choses beaucoup plus importantes et urgentes.”

A ce compte, les homosexuels blancs qui ne constituent pas le fond de commerce d’Houria Bouteldja pourraient parfaitement lui rétorquer que pour eux, la question de l’égalité dans l’accès au logement ou à l’emploi pour les “non-blancs” hétérosexuels des quartiers populaires n’est pas une priorité, quand bien même ces populations auraient très secrètement des pratiques homo-érotiques. Ils seraient alors accusés à juste titre de racisme et d’hétérophobie. Qu’on parle de droit au mariage ou de droit à l’emploi et au logement, il s’agit bien d’un seul et même problème absolument prioritaire : celui de l’égalité des droits. Il est certes terrible que le frileux gouvernement PS ne s’attaque pas à toutes les discriminations, mais Houria Bouteldja devrait comprendre que ce n’est pas le “mariage gay” qui empêche les Arabes d’accéder aux emplois, et que ce n’est pas en critiquant le “mariage gay” (ou en disant à la télé, en plein débat sur ce sujet : “là où je suis, parce que je n’ai pas un avis universel, là où je suis, je dis, cette question ne me concerne pas”) qu’elle fera avancer la cause des “indigènes” discriminés.

Et Houria Bouteldja d’ajouter :

“La seconde chose, c’est que je ne crois pas à l’universalité de l’identité politique homosexuelle. C’est-à-dire que je fais la distinction entre le fait qu’il peut y avoir des pratiques homosexuelles effectivement dans les quartiers ou ailleurs mais que ça ne se manifeste pas par une revendication identitaire politique. Celle-ci n’est pas universelle. Et moi je fais un peu ce reproche là au débat politique français, il considère, dans les milieux homosexuels, majoritairement, et c’est ce qu’on appelle homonationalisme et que je préfère appeler homoracialisme qui consiste à considérer que lorsqu’on est homosexuel, on doit faire son coming out et les revendications qui vont avec.”

Inversion tout à fait spécieuse du problème évoqué par Johan Cadirot, administrateur du Refuge – « une association qui loge les victimes d’homophobie » – qui affirmait qu’il n’y a pas « moins d’homos » dans les cités, mais qu’ils « sont plus cachés et dans le déni. » Avec une grande malhonnêteté intellectuelle, Houria Bouteldja tente d’en conclure que “l’enjeu est donc bien de convaincre des non-Blancs qu’ils doivent s’identifier comme homosexuels”, et que “c’est un choix qui s’inscrit dans le militantisme homosexuel hégémonique : c’est le choix entre la fierté et la honte, le placard ou le coming out.” En réalité, Johan Cadirot dénonçait à juste le titre le fait que des homosexuels sont obligés de se cacher ou de se mentir à eux-mêmes sous peine de se faire exclure ou casser la gueule (voire pire). Il ne disait en rien que tous les homosexuels ou les adeptes de pratiques homo-érotiques devraient faire obligatoirement un quelconque coming out. C’est un faux procès qui vise à faire passer un défenseur des opprimés pour un oppresseur, et par là-même les victimes pour des bourreaux. Il existe peut-être des intégristes gays qui veulent imposer un mode de vie gay à tout homosexuel (ou à tout adepte de pratiques homo-érotiques), de même qu’il existe des intégristes religieux qui veulent imposer leur lecture de la religion à tout être humain. Mais ce n’est absolument pas ce qui est en jeu avec le mariage pour tous, puisqu’il s’agit — mais Houria Bouteldja fait mine de ne pas le comprendre — d’un droit et non d’une obligation. Le mariage pour tous n’impose aucune norme aux homosexuels, ni aux hétérosexuels, ni aux hétérosexuels adeptes de pratiques homo-érotiques, ni mêmes aux personnes arabo-musulmanes décolonisées ne se reconnaissant pas ou plus dans la dichotomie hétéro/homo imposée par l’impérialisme occidental petit-bourgeois. Le mariage pour tous permet juste aux couples homosexuels qui le souhaitent de bénéficier des mêmes droits que les couples hétérosexuels. Il supprime une discrimination. Il n’impose aucun usage. Il ne fonde aucune “identité politique homosexuelle” universelle. Il élargit juste le champ d’application du principe universel d’égalité des droits. C’est bien le même principe universel qui doit bénéficier aux “indigènes”. Car, comme le dit un flic dans l’excellent film “La parade” de Srđan Dragojević : “si on donne les droits de l’homme aux pédés, faudra les donner à tout le monde”.

 

Comme enivrée de sa propre phraséologie, Houria Bouteldja assène plus loin :

“La promotion de l’homosexualité comme identité politique produit des dégâts tant sur le vécu des homosexuels dont la vie peut-être mise en danger que sur les rapports sociaux surtout quand la protection due aux minorités sexuelles devient une exigence politique et éthique internationale à l’aune de laquelle se mesure la maturité civilisationnelle des nations néo-colonisées. Il serait temps, une bonne fois pour toute, de comprendre que l’impérialisme – sous toutes ses formes – ensauvage l’indigène : à l’internationale gay, les sociétés du sud répondent par une sécrétion de haine contre les homosexuels là où elle n’existait pas ou par un regain d’homophobie là où elle existait déjà, au féminisme impérialiste, elles répondent par un durcissement du patriarcat et par une recrudescence des violences faites aux femmes, à l’humanisme blanc et droit de l’hommiste, elles répondent par un rejet de l’universalisme blanc, à toutes les formes d’ingérence commises par l’Occident et qu’il serait fastidieux d’énumérer ici, elles répondent par une hostilité grandissante. (…)

C’est pourquoi, de façon analogue, les quartiers populaires répondent à l’homoracialisme par un virilisme identitaire et…toujours plus d’homophobie.”

De façon proprement délirante, Houria Bouteldja aura donc assimilé la simple revendication de l’égalité des droits pour les homosexuels à la promotion de l’homosexualité comme identité politique, laquelle serait par nature impérialiste (puisqu’occidentale) et donc logiquement rejetée par les “indigènes”, conduits par là même à l’homophobie. Dans cette fausse logique, le responsable de l’homophobie n’est donc pas l’homophobe mais l’homosexuel. A ce jeu, on peut aller loin : le responsable des violences conjugales, ce n’est pas le mari violent mais la femme, le responsable de l’antisémitisme, ce n’est pas l’antisémite mais le juif, le responsable du colonialisme, ce n’est pas le colon mais l’indigène… quoique cette dernière proposition risque tout de même de déplaire un peu aux “Indigènes de la République”. En nommant “homoracialisme” la volonté des homosexuels de jouir des mêmes droits que les hétérosexuels, elle ne fait que projeter sur une autre communauté que la sienne (et aussi peu définie que la sienne) le racialisme qu’elle promeut elle-même dans son combat pour les “indigènes”. Houria Bouteldja a choisi par calcul politique de soutenir l’homophobie dans son camp plutôt que l’égalité des droits, quitte à heurter les “blancs” de gauche. Se faisant, elle se place en dehors de la gauche républicaine et enferme les siens dans un racialisme qui n’est que le reflet de celui du colonialisme qu’elle prétend combattre, les condamnant finalement à ne jamais se décoloniser vraiment, à rester à tout jamais des “indigènes”. C’est stupide et dangereux.

 

Abolition de la prostitution ? Et pourquoi pas du capitalisme, tant qu’on y est ?

“La question n’est pas de savoir si nous voulons abolir la prostitution – la réponse est oui – mais de nous donner les moyens de le faire”, a déclaré Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des droits des femmes, dans le JDD du 23 juin 2012. “Mon objectif, comme celui du PS, c’est de voir la prostitution disparaître”, a-t-elle ajouté. Parmi les pistes évoquées, la pénalisation des clients (le délit de racolage passif créé en 2003 ayant, lui, plutôt vocation à être abrogé, si l’on se réfère aux déclarations du candidat Hollande durant la campagne des présidentielles).

Pénaliser le “Caubère” (voir notre précédent article sur cet intéressant spécimen de client) ? Il n’en fallait pas plus pour susciter les cris d’orfraie de maints adeptes de la putification plus ou moins habilement déguisés en héroïques résistants contre “l’ordre moral”. La presse n’a pas manqué de relayer les protestations de ceux qui, suivant la ligne d’Elisabeth Badinter, voient dans toute velléité d’abolition de la prostitution un retour à un ordre moral de type victorien. Mais nous nous pencherons ici plus particulièrement sur quelques témoignages significatifs de braves “travailleuses du sexe”, car c’est justement le plus souvent au nom de leur défense et de leur protection que se sont exprimées les critiques les plus virulentes contre l’idée de pénalisation des Caubère. En voici un premier exemple :

Corinne, porte-parole des indépendantes du Bois de Boulogne, défend “le droit à disposer de son corps” et estime que ces prostituées, qui grâce à leur activité “ont un niveau de vie certain”, ne sont “pas prêtes à l’abandonner pour accepter un revenu minimum”. “Se recycler à 40 ans ou 50 ans passés, quand on a quasi aucun CV, c’est difficile.” (Libération du 24 juin 2012)

Etonnante trouvaille que ce “droit à disposer de son corps” qui tend à mettre sur le même plan le “droit” pour une femme (ou un homme) de subir sexuellement la domination économique et de vrais droits conquis par les femmes comme par exemple le droit à la contraception ou le droit à l’avortement ! Le même article de Libé rappelle pourtant que “la France comptait au moins 18.000 à 20.000 prostitué(e)s de rue” en 2010 — les autres formes de prostitution (escort, internet, salons de massage, etc.) n’étant pas chiffrées — et que, “d’après un rapport parlementaire d’avril 2011, il s’agit pour 80% de femmes et pour 80% de personnes étrangères”, “neuf personnes prostituées sur dix” étant “victimes de la traite des êtres humains” (selon le député Guy Geoffroy). Ainsi, n’en déplaise aux quelques “travailleuses du sexe” ayant choisi volontairement leur “métier”, l’immense majorité des prostitué(e)s est bien constituée d’esclaves sexuelles. La putification (terme par lequel nous entendons désigner ici ni plus ni moins que le stade actuel de développement du capitalisme) a déjà à ce point infecté les esprits qu’il est devenu courant de voir l’acte de vendre (et particulièrement de se vendre — corps ou âme) considéré comme l’exercice d’une liberté fondamentale. Il ne viendrait apparemment même plus à l’idée de nombre de nos contemporains que la liberté se conquiert au contraire dans la résistance à l’aliénation, dans le refus de la marchandisation totalitaire (marchandisation de rigoureusement tout : choses et éléments — jusqu’à l’air et l’eau — mais aussi de l’humain — force de travail, corps, sexe, idées, génôme…). Interdire l’esclavage, qu’il soit forcé ou volontaire, deviendrait donc un crime contre la réification travestie en liberté : la liberté du sujet est désormais conçue comme “liberté” de renoncer à être sujet, comme “liberté” de devenir objet. Par un étonnant tour de passe-passe, une collectivité qui entend garantir la liberté de l’être humain en l’empêchant d’être réduit à l’état d’objet déshumanisé sera donc, dans le monde merveilleux de la putification, considérée comme affreusement “liberticide” ou “castratrice”, parce qu’elle entrave la seule “liberté” à laquelle le capitalisme putifié accorde de la valeur : la liberté du commerce. A ce compte, si l’Etat est considéré comme liberticide lorsqu’il se fixe pour objectif d’abolir la prostitution (c’est-à-dire grosso modo la vente de l’usage de chattes, de bouches et de culs plus ou moins sains et consentants — en un mot), alors on peut dire aussi qu’il attente déjà fâcheusement aux libertés en interdisant la vente et la location d’organes ou de membres humains. C’est vrai, quoi, pourquoi un être humain ne peut-il être libre de vendre au compte-gouttes, à destination de greffes ou d’installations d’art comptant-pour-rien, un poumon, puis un oeil, puis un rein… ou même une bite ? Après tout, un pauvre amputé de sa bite et motivé par les drogues appropriées peut encore avoir une utilité sociale au bord d’une route forestière, n’est-il pas vrai ?

Avec cette idée de “droit à disposer de son corps”, on fait aussi commodément abstraction de la question du rapport de force dans un monde où, malgré les avancées obtenues par le combat féministe, s’exerce encore partout la domination masculine. Ainsi, Françoise Gil, une “sociologue” présentée comme étant membre du “Syndicat du Travail Sexuel”, osait affirmer le 25 juin 2012 dans 20 minutes (ce n’est pas la durée d’un rapport tarifé mais le nom d’un journal prostitué à la pub) :

C’est une aberration de s’en prendre au client, j’y vois une forme de castration. Ce ne sont pas les clients qui sont à l’origine de la prostitution.

Ben voyons ! Le mâle dominant n’y peut rien, le pauvre, si des hordes de prostitué(e)s racoleuses vivent dans l’obsession de son phallus et de la satisfaction de ses désirs virils. Au point que s’il paye, finalement, c’est juste par politesse, un peu pour dire merci à chacune de ces putes qui se jettent sur lui et qui en redemandent, les cochonnes. D’ailleurs, puisque ce ne sont pas les clients qui sont “à l’origine de la prostitution”, d’après Françoise Gil, est-ce que ça ne devrait pas être aux prostituées de payer les clients qui ont la gentillesse d’accepter leurs services ? On sait bien depuis Eve que le mâle débonnaire n’y est pour rien : c’est toujours cette salope de femme habitée par le diable qui fait rien qu’à le tenter. Bon, une fois excité, il est peut-être un peu rustre des fois, le pauvre bichon, mais c’est dans sa nature d’homme, et que voulez-vous, il ne faut surtout pas le castrer ! Mais Françoise Gil va encore plus loin :

On fait un amalgame entre les réseaux de prostitution et la prostitution traditionnelle. (…) La prostitution quand elle est volontaire peut être considérée comme un métier, avec des valeurs, des relations humaines et sociales, elle peut être bien vécue. Je ne vois pas la nécessité de la supprimer. D’autant que dans notre société, les prostituées sont utiles et sont un corollaire du mariage.

Il y aurait donc la bonne prostitution (la “traditionnelle”) et la mauvaise prostitution (celle des “réseaux”). La différence entre les deux ? Sans doute la même que la différence entre le bon chasseur et le mauvais chasseur moquée naguère dans un célèbre sketch des Inconnus. On comprend avec cette évocation d’un petit “métier” traditionnel que notre “sociologue” emprunte plus à Jean-Pierre Pernault qu’à Pierre Bourdieu. Mais surtout, on apprend que les prostituées ont une utilité sociale et sont même un “corollaire du mariage”, ce qui revient à dire que c’est la prostitution qui sauve le mariage ! En 2012, au XXIe siècle, après des années de déchristianisation, d’émancipation humaine, de combat féministe, après la révolution sexuelle, l’union libre, le PACS, le coming out des homosexuels, la société serait donc toujours organisée autour de l’institution du mariage et de son “corollaire” la prostitution. Abolir la prostitution ? Mais vous n’y pensez pas, aucun mariage n’y résisterait ! Eh bien oui, justement, abolissons la prostitution et finissons-en aussi par la même occasion avec cette institution désuète qu’est resté le mariage réservé aux couples hétérosexuels, héritage à peine repeint aux couleurs républicaines du vieux carcan de l’ordre moral judéo-chrétien ! Quelle imposture que celle des défenseurs de la prostitution qui osent ranger les abolitionnistes dans le camp de l’ordre moral alors que ce sont eux les réactionnaires qui réduisent les femmes à l’état de putes ou de mamans !

Mais revenons à Corinne, la porte-parole des “indépendantes” du Bois de Boulogne citée par Libé, qui affirme que la prostitution procure un “niveau de vie certain” aux péripatéticiennes sylvestres, et qu’elles ne sont pas prêtes à l’abandonner pour un “revenu minimum”, d’autant plus qu’il leur serait difficile de “se recycler” à “40 ans ou 50 ans passés”. On peut d’abord se demander ce qui attend ces inrecyclables à 60 ans ou 70 ans passés, voire à 80 ou 90 ans. Quand bien-même elles cotiseraient (ce qui ne doit pas être très courant) au Régime Social des Indépendants (puisqu’indépendantes elles s’affirment), celui-ci n’est pas réputé pour offrir des retraites décentes à ses affiliés. Le sort des vieilles putes (pardon, des travailleuses du sexe séniors – le monde de la putification ne tolère les termes crûs que dans les films porno) est-il donc plus enviable que celui des bénéficiaires d’un “revenu minimum” ? En outre, l’argument du “niveau de vie certain” est tout de même assez léger en soi : les dealers, les braqueurs, ou encore les proxénètes de tout poil, peuvent sans doute l’utiliser aussi pour justifier l’exercice de leur “activité”. Il se trouve néanmoins que ce type de “métier” a été banni par la collectivité du champ des activités légales pour des raisons qui sont peut-être légitimes, après tout. Et puis, si vraiment la prostitution reste une source de revenu procurant un niveau de vie plus élevé que celui offert par le “revenu minimum”, alors la solution est on ne peut plus simple (et j’invite le gouvernement français prétendument de gauche à se pencher sur la question) : augmentons le revenu minimum ! Mieux : mettons carrément en place l’allocation universelle de vie ou le revenu de base inconditionnel ! Alors, les femmes ou les hommes qui ont vraiment une profonde envie de servir d’objet sexuel pourront le faire bénévolement sans avoir à se soucier de leur subsistance.

Autre témoignage, celui de Marie-Thérèse, prostituée “indépendante” :

«Elle veut qu’on fasse quoi ? Qu’on aille toutes à Pôle Emploi ? Ce travail nous permet d’être indépendantes financièrement (…). Najat est une gamine qui ne connaît pas la réalité de la vie et les besoins des hommes. On peut prédire davantage de violence dans les couples et des viols» (Le Télégramme du 30 juin 2012)

On saluera le néo-poujadisme, sans doute inconscient mais tout de même bien dans l’air du temps, de cette petite commerçante “indépendante” qui considère comme plus dégradant et plus aliénant d’aller à Pôle Emploi que de faire la pute. On lui accordera qu’en pleine crise économique, après 10 ans de destruction méthodique de tous les services sociaux par les gouvernements de droite, l’aide offerte par Pôle Emploi n’est peut-être pas à la hauteur des besoins. Quant aux “besoins”, justement, des “hommes” en tant que mâles, ils sont ici définis selon une norme que l’on pourrait baptiser la “norme DSK” : un homme, en somme, c’est une grosse brute qui a besoin de niquer n’importe qui, n’importe quoi, à tout moment (cette vision en dit d’ailleurs long sur la réalité glauque à laquelle doit être quotidiennement confrontée Marie-Thérèse). Et donc, l’homme, s’il ne peut plus aller aux putes peinard, il va forcément cogner sa femme et en violer d’autres. C’est dans sa nature d’homme. Sauf que… d’après une enquête du Mouvement du Nid, seulement un homme sur huit a déjà eu recours à “une prestation sexuelle tarifée”. Un Caubère sur huit, c’est déjà beaucoup, certes, mais cela reste incontestablement une minorité au sein de la gent masculine. Tous les hommes qui ne vont pas aux putes éprouvent-ils des pulsions de viol et de violence et passent-ils dès lors à l’acte faute d’être soulagés par un(e) professionnel(le) du sexe ? Les violences faites aux femmes, certes bien trop courantes, seraient dans ce cas bien plus nombreuses qu’elles ne sont. Inversement, les accusations de viol et d’agression sexuelle portées par exemple contre DSK aux Etats-Unis et en France, auraient été immédiatement abandonnées par la justice si la fréquence avec laquelle il avait recours à des prostituées avait pu servir de preuve que ses pulsions sexuelles étaient suffisamment assouvies pour qu’il n’ait nul “besoin” de recourir à la contrainte. On peut au contraire peut-être s’interroger sur la capacité du Caubère moyen à considérer l’autre comme un simple objet sexuel, capacité qu’il partage, même si c’est à un degré moindre, avec l’agresseur ou le violeur. Heureusement, tous les Caubère et les DSK, tous les tringleurs fous, les queutards, les mâles dominants, et au-delà tous les pauvres bougres esseulés, les puceaux complexés, les jeunes mal définis, les vieux délaissés, les simples curieux d’un jour ou les aventuriers fascinés par les bas-fonds, bref tous les clients occasionnels ou récurrents des prostitué(e)s dans leur variété ne sont pas des violeurs. Mais, à la faveur d’une domination fondée sur la force ou sur l’argent, ils ont tous à un moment donné la capacité de faire abstraction de la réalité du désir ou du non-désir de l’autre, de ses émotions, de sa souffrance, tout de même, le plus souvent.

Autre argument :

“Pénaliser les clients aurait pour effet, pour les travailleuses du sexe, de passer de l’indépendance à la clandestinité, nous rendant alors plus vulnérables face aux réseaux mafieux», estime un collectif de prostituées indépendantes lyonnaises dans un courrier adressé aux députés. (…) Valentina, 43 ans, quatre enfants à charge, évoque aussi «les crédits pour la maison, la voiture». «Quand je m’arrête deux jours et que je vois arriver les factures ou l’huissier, je reviens. Deux clients par jour me font 100euros (non déclarés), c’est mieux que l’usine», lâche-t-elle(Le Télégramme du 30/06/2012)

C’est la thèse, très répandue et maintes fois reprises, selon laquelle la prohibition serait un remède pire que le mal, et aggraverait la situation des prostituées. Mais les adversaires de l’abolition prennent le problème à l’envers : si par exemple des femmes n’ont pas de meilleur moyen pour régler leurs dettes et subsister que la prostitution et la bascule dans la clandestinité, cela ne signifie pas que la prostitution est indispensable mais au contraire que les autres moyens de subsistance sont insuffisants et que l’organisation du travail doit être revue. Dans l’antiquité gréco-romaine, un citoyen libre endetté pouvait être réduit en esclavage ou se vendre lui-même comme esclave pour solder sa dette. Le cas de Valentina rappelle que la prostitution est bel et bien, le plus souvent, ni plus ni moins qu’un asservissement.

Le mythe a la vie dure du “plus vieux métier du monde”, si vieux qu’il serait impossible à extirper des sociétés humaines. N’allez pas parler aux antiabolitionnistes d’égalité entre les sexes, d’éducation des garçons à une sexualité respectueuse de l’autre et d’éducation des filles à un épanouissement hors de la soumission. N’allez pas leur parler non plus de remise en cause du capitalisme, ce capitalisme qui a réussi au stade actuel de la putification la prouesse d’opérer la synthèse entre la domination masculine la plus traditionnelle et le consumérisme le plus moderne. N’allez pas dire à celles et ceux qui trouvent que tapiner, ce n’est pas pire que de trimer à l’usine, qu’elles ou ils n’ont qu’à envoyer leurs propres filles sur le trottoir ou œuvrer à la transformation des usines. N’allez pas leur dire non plus que les quelques rares prostituées qui affirment avoir choisi librement leur “métier” ont le plus souvent des histoires personnelles difficiles, faites de traumatismes, de névroses et d’addictions dont l’origine est souvent liée à la violence masculine, notamment familiale. N’allez pas leur dire que la violence masculine, la prédation sexuelle, la libido exacerbée à un degré pathologique sont des troubles qui pourraient être atténués sensiblement par un traitement social, éducatif ou médical. N’allez pas leur dire que la misère sexuelle, et naturellement la violence, résultent souvent de la misère économique. Ils vous traiteraient de curés, de peine-à-jouir, de castrateurs, de partisans de l’ordre moral… Cut the crap !

Dans le discours des antiabolitionnistes, il reste toutefois un élément qui ne manque pas de pertinence : la prostitution est souvent rapportée à la question du travail, devenu à la faveur des techniques modernes de management tellement aliénant que les défenseurs de la prostitution peuvent sans être traités de fous présenter celle-ci comme un moindre mal, voire comme une activité qui serait finalement plus désirable que le travail “ordinaire” (du moins celui réservé aux plus démunis). C’est le signe que le travail, pour la majorité des travailleurs, est bel et bien d’ores et déjà ressenti comme une forme de prostitution. Qu’on vende son cul ou qu’on sacrifie sa dignité, sa santé et son intégrité physique et morale en vendant sa force de travail, finalement, dans bien des cas, la différence n’est pas évidente. La putification, en même temps qu’elle légitime la prostitution et la présente comme une fatalité naturelle irréductible, en fait aussi le modèle absolu de toute autre activité humaine. En affichant son vœu d’abolir la prostitution, Najat Vallaud-Belkacem fait preuve d’une louable ambition, mais au stade avancé de putification où nous sommes rendus, cela ne sera possible qu’en mettant en œuvre sur le long terme une ambition encore plus grande : abolir le capitalisme lui-même. Hélas, ce n’est en aucun cas la mission qui a été confiée par le nouveau président Hollande au gouvernement auquel appartient Najat Vallaud-Belkacem.

Un monde sans femmes

Une fois n’est pas coutume, parlons cinéma.

Actuellement à l’affiche dans quelques salles de la France Faible (on laisse la ridicule “France Forte” à d’autres), le moyen métrage Un monde sans femmes, de Guillaume Brac, a été plutôt bien accueilli par la critique (il a d’ailleurs obtenu le “prix du court métrage du Syndicat de la critique”, d’après 20 minutes, le journal qu’on peut lire en 20 secondes).

Pour Positif, ce film fait partie de ceux qui “redonnent confiance dans l’avenir du cinéma français”. Les Cahiers du cinéma lui trouvent un “charme profond” et louent “sa légèreté enjouée, sa drôlerie comme sa finesse” teintées “d’amertume”. Les Inrocks ont apprécié “les profondes respirations d’une mise en scène attentive aux paysages”. Pour Le Monde, les acteurs sont “véritablement formidables”. Télérama, encore plus dithyrambique, affirme que “ce conte d’été brumeux évoque à la fois le Rohmer du Rayon vert et le Rozier de Du côté d’Orouët, pour la poésie du quotidien. Comme ses maîtres, le jeune réalisateur manifeste une empathie pour chaque personnage, jusqu’au moindre second rôle. Chronique douce-amère sur la beauté des amours de vacances mais aussi sur la misère sexuelle et la solitude, cet épatant moyen métrage révèle un auteur, Guillaume Brac, et un grand acteur, Vincent Macaigne, par ailleurs metteur en scène de théâtre inspiré”.

Un peu moins enthousiastes sont le Nouvel Obs, qui croit déceler l’influence de Houellebecq dans une “tendance à charger la mule sociologisante”, et L’Express, pour qui “les bavardages du coeur ont quelque chose de fatiguant et d’affreusement passé de mode”.

Tout cela est juste. Mais aucun de ces éminents critiques n’a remarqué à quel point on pouvait aussi prendre le titre de ce film au pied de la lettre. Avec l’aide du Nouvel Obs, résumons donc la trame d’Un monde sans femmes : “un été en bord de mer dans un village picard, où deux jolies vacancières (une quadra et sa fille) mettent en émoi un vieux garçon du coin”. Précisons que le vieux garçon, timide, un peu grassouillet et perdant ses cheveux, mais gentil et sensible, lorgne maladroitement sur la mère célibataire, quadragénaire exubérante, généreuse de son rire et de ses “formes”, comme disent les lâches du langage (entendez par là : son cul et ses seins), et fringuée “sexy” (mini-jupe ras la touffe et lycra de rigueur). Celle-ci se laissera finalement séduire un soir par un dragueur éphémère mais entreprenant, au grand désespoir du timide. Les choses auraient pu en rester là. Pourtant, ironie du sort, c’est la jolie fille de la quadragénaire, que le dragueur n’avait même pas osé aborder tant il la trouvait gracieuse (donc inaccessible), qui rejoindra le temps d’une nuit le vieux garçon dans son lit.

Moralité, sous formes de clichés :

  • si tu es un homme timide, gras du bide, et que tu perds tes cheveux, que tu en chies avec les gonzesses, c’est pas grave, tu gardes quand même une chance de te taper un jour de la chair fraîche ; ne t’abaisse même pas à soigner ton apparence et à peigner ton cheveu, la greluche finira bien par succomber à ta beauté intérieure ; ne cherche pas à lui expliquer qu’une telle différence d’âge n’est pas saine, que tu pourrais être son père, ça risque de l’exciter encore plus ; tu n’y peux rien, c’est son destin ;
  • si tu es une femme de plus de quarante ans, tu peux te lever un beauf à condition de t’habiller en pute, et de te comporter en nunuche frivole ; mais ne rêve pas, c’est par défaut qu’il se rabattra sur toi et, comme tu sais au fond de toi-même que tu ne mérites pas mieux, puisque tu as déjà fait ton temps, tu dois fuir le bonheur (qui n’est pas pour toi, fût-il incarné par un petit gros aux cheveux clairsemés), tu dois tomber toujours dans le même piège (être la proie d’hommes qui veulent juste tirer un coup) ; tu te consoleras ensuite en te disant par exemple que s’ils ne restent pas, c’est parce que l’amour leur fait peur ; tu n’y peux rien, c’est ton destin ;
  • si tu es une fille d’environ 18 ou 20 ans et que tu as un physique avenant, ouvre de grands yeux de biche et prends l’air un peu perdu ; cultive le mystère, affiche une profondeur intérieure (c’est-à-dire : fais un peu la gueule, ne ris jamais, sauf peut-être aux plaisanteries des hommes plus âgés et au physique pas évident — en tout cas, ce n’est surtout pas à toi de faire rire les autres) ; pleure (c’est émouvant) mais pas trop (c’est relou), et jette-toi au cou d’hommes bien plus vieux et plus moches que toi, même et surtout s’ils n’ont pas réussi à se taper des plus vieilles que toi ; parce que c’est comme ça que tu deviendras une vraie femme qui, dès l’âge de quarante ans, ne vaudra plus rien sur le marché ; tu n’y peux rien, c’est ton destin.

Oui, il faut prendre le titre du film de Guillaume Brac à la lettre. Le monde d’aujourd’hui, qui, malgré la révolution sexuelle, l’affaiblissement du modèle patriarcal, l’égalité des droits, la parité, est plus que jamais le monde de la putification, est bien un monde sans femmes, un monde dont les femmes sont absentes en tant que sujets, un monde dans lequel les femmes sont, encore et toujours, des objets.

Mais imaginons un scenario alternatif pour ce film :

Un père célibataire (vieux beau bon vivant) et son fils (beau jeune homme athlétique et un peu ténébreux) passent des vacances en bord de mer. Leur propriétaire est une femme d’une quarantaine d’années, un peu grosse, un peu négligée, le cheveu pas bien propre. Elle en pince un peu pour le vieux beau, mais n’ose pas lui faire d’avances. Sur la plage, le vieux beau et son fils se font draguer par des jeunes filles délurées, mais le vieux beau embrasse son fils sur la bouche pour faire croire qu’ils sont pédés et échapper ainsi à la drague lourdingue des jeunes filles. Le vieux beau raconte à la grosse qu’il a eu pas mal d’aventures, mais que les femmes ne restent pas longtemps avec lui. On le sent un peu amer, un peu blessé, derrière son apparente joie de vivre. Il semble attendri par la mocheté qui se tortille devant lui mais qui n’ose rien faire. Au moins, elle est douce et gentille. Il pourrait se passer quelque chose… et puis non. Un peu plus tard, le vieux beau tombe sans grande résistance sous le charme d’une vraie croqueuse d’hommes affamée, en boîte de nuit. La petite grosse assiste à la scène et part en pleurant. Mais dans la nuit, le beau jeune homme, qui n’avait pas jeté un regard aux filles de son âge sur la plage ni en boîte, vient la rejoindre chez elle et, la larme à l’oeil, la prend dans ses bras et hume avec tendresse ses cheveux gras, prélude à un doux baiser. Il la soulève ensuite dans ses bras puissants, malgré son quintal (il a fait de la muscu avec son papa), et l’emmène vers le lit où il passeront une nuit d’amour sur laquelle nous jetterons un voile pudique. Au petit matin, il part rejoindre son père. Les vacances sont finies. Dans le car, le père et le fils ne se parlent pas, mais leurs yeux restent pleins de la riche expérience humaine qu’ils viennent de vivre. Chez elle, la petite grosse respire dans l’oreiller l’odeur musquée de son amant d’un soir.

Si un tel scenario était tourné, il n’est pas certain que les critiques le dépeindraient comme une “chronique douce-amère” (Les Inrocks), une “comédie mélancolique” (Télérama), un “marivaudage moderne” (Première) ou un “bijou fragile” (20 minutes). Un tel film serait plutôt rangé dans la catégorie des comédies surréalistes, voire des farces grotesques, et son scenario qualifié d’étrange ou insolite, voire dérangeant.

Car il n’y a décidément pas de symétrie dans ce monde sans femmes.

De la putification (4)

Voici deux informations qui n’ont guère eu d’échos en France en dehors des pages “people” ou “santé” de la presse de caniveau, l’ex-presse “sérieuse” préférant sans doute, comme Marianne, dans son édition du 6 août 2011, se poser des questions politiques essentielles telles que : “Royal-Hollande, et s’ils se réconciliaient…” Cut the crap !

La première information (répercutée entre autres par des torchons comme 20 minutes, France-Soir, Le Figaro…) nous apprend qu’une gamine de 10 ans a fait des photos “glamour” dans le magazine Vogue. Notons que c’est surtout une photo en particulier qui a scandalisé le monde anglo-saxon. On y voit l’enfant en “mannequin sur-maquillée, au regard provocateur, assise nonchalamment au milieu de coussins en léopard”. Ce petit scandale permet de s’interroger sur la “mode de l’hypersexualisation des enfants”. Car si la mère de cette victime de la putification est elle-même une habituée de la télé-poubelle, ce phénomène n’est pas pour autant circonscrit au monde débile des people. Il suffit de taper le nom de la fillette dans un moteur de recherche pour tomber sur des dizaines de photographies, où celle-ci apparaît systématiquement comme un objet affublé des atours, des poses et des mimiques de l’esthétique putifiée en vigueur depuis plusieurs années dans le monde de la mode et du show biz. Et même la presse de caniveau britannique, experte en putification, souligne que ce cas n’est pas isolé. Par exemple, les marques Marc Jacobs et Miu Miu ont chacune leur égérie pré-adolescente posant en femme fatale. Aujourd’hui, les vêtements pour enfants, surtout lorsqu’ils sont bon marché, portent l’empreinte de la putification la plus vulgaire, au point qu’il devient impossible à une famille modeste d’habiller une petite fille autrement qu’en mini-pute. Bientôt, les vraies prostituées devront-elles porter la burqa pour se distinguer des femmes ordinaires et aguicher les Caubère peut-être déjà blasés par une hypersexualisation devenue norme ?

Certes, en 1976 déjà, Alan Parker faisait jouer des rôles d’adultes à des enfants dans le film Bugsy Malone. Mais il s’agissait plutôt de créer ainsi un effet comique, et le contexte n’était pas celui d’une esthétique universellement putifiée. On ne vendait pas de strings aux petites filles, à qui on n’apprenait pas qu’une femme ne peut réussir socialement qu’en se servant de son corps ou en épousant un homme riche. Au contraire, c’était l’époque de la conquête du droit des femmes à disposer de leur corps, et du combat féministe qui traquait les phallocrates jusqu’au sein des mouvements contestataires eux-mêmes.

De nos jours, les petites filles sont gavées d’histoires de princesses stupides et ont pour modèles les stars putifiées de la télé-réalité ou les mannequins de mode. Ce qui nous amène à cette deuxième information selon laquelle les cas d’anorexie d’enfants se multiplient, particulièrement en Angleterre (pays qui a depuis l’époque Thatcher gardé une longueur d’avance dans la déliquescence). Selon l’organe de propagande nationale-sarkozyste qui s’est fait l’écho d’une enquête publiée outre-Manche, “pour les experts britanniques, la multiplication de ces cas d’anorexie précoce serait en partie, comme chez les adolescents et les jeunes adultes, liée à la pression sociale et aux images idéalisées des mannequins et célébrités à la limite de la maigreur qui font la une des médias.” Des médecins français, quant à eux, ont relevé des cas de petites filles qui commencent des régimes dès l’âge de 9 ou 10 ans. Ce n’est sans doute pas par désir de suivre la voie de Gisèle Halimi ou Simone de Beauvoir.

De la putification (3)

Selon Le Canard enchaîné du 25 mai 2011, le petit président de l’ex-République se réjouissait en secret des déboires de DSK, convaincu qu’ainsi la gauche ne pourrait plus l’attaquer sur le terrain de la morale. Mais la droite ayant aussi désormais en ses rangs un suspect d’agression sexuelle, on peut dire que finalement, Sarko l’a eu dans le Tron.

De la putification (2) : Arrêtez les kahneries !

Dominique Strauss-Kahn, ex-probable candidat à la présidence de l’ex-République française, a démissionné du FMI, et son inculpation par l’injustice américaine pour agression sexuelle et tentative de viol à l’encontre d’une femme de chambre a été confirmée jeudi 20 mai 2011.

Est-il coupable ?

La réponse est oui. Comme le souligne Jean-Luc Mélenchon sur son blog, Dominique Strauss-Kahn a déjà fait des millions de victimes “avérées et prouvées” : les Grecs. En effet, le FMI, sous la direction de DSK, a imposé à la Grèce ruinée depuis le krach de 2008 une cure d’austérité et des privatisations qui ont poussé le peuple grec à faire huit grèves générales. “En un an, l’économie grecque a reculé de 7,4 %. Un recul sans équivalent dans le monde ! (…) Ce qui est incroyable c’est la cupidité des banksters. Ils ont d’abord ruiné le pays, ils continuent à l’étrangler avec des taux usuraires”, dit encore Mélenchon. Il faut évidemment préciser que DSK n’est pas le seul coupable. Il a pour complices Angela Merkel, Nicolas Sarkozy et tant d’autres “chefs d’Etat” qui ne sont que les valets du capitalisme financier et qui ont, eux aussi, du sang sur les mains. Combien de vies brisées ? Combien de suicides ? Qui rendra justice au peuple grec et aux autres peuples victimes des mesures d’ajustement et des restructurations imposées par le FMI ? “Justice is done“, a proclamé Barak Obama après l’exécution sommaire de Ben Laden, présumé responsable des attentats du 11 septembre 2001. Les Grecs dont on viole sans vergogne les droits économiques et sociaux doivent-ils réclamer pour les coupables avérés de leur ruine le même type de châtiment ? Ironie du sort : DSK est en taule au moment où Jean-Marc Rouillan en sort. Justice is done ? Allons, encore un peu d’audace, monsieur Obama !

Coupable, Dominique Strauss-Kahn l’est aussi à l’égard des Palestiniens, victimes des exactions d’un Etat ségrégationniste auquel il a toujours apporté un soutien inconditionnel Il est même entré en politique précisément dans ce but, si l’on en croit ce qu’il affirmait en février 1991 dans le n°35 de la revue Passages :

« Je considère que tout Juif de la diaspora, et donc c’est vrai en France, doit partout où il le peut apporter son aide à Israël. C’est pour ça d’ailleurs qu’il est important que les Juifs prennent des responsabilités politiques. Tout le monde ne pense pas la même chose dans la Communauté juive, mais je crois que c’est nécessaire. Car, on ne peut pas à la fois se plaindre qu’un pays comme la France, par exemple, ait dans le passé et peut-être encore aujourd’hui, une politique par trop pro-arabe et ne pas essayer de l’infléchir par des individus qui pensent différemment en leur permettant de prendre le plus grand nombre de responsabilités. En somme, dans mes fonctions et dans ma vie de tous les jours, au travers de l’ensemble de mes actions, j’essaie de faire en sorte que ma modeste pierre soit apportée à la construction de la terre d’Israël. »

Combien de morts la construction d’Israël si chère au coeur de DSK a-t-elle causés ? A l’évidence, il ne sera jamais jugé pour cela.

Dominique Strauss-Kahn est-il pour autant coupable de crimes sexuels ? Il reste “présumé innocent”, jusqu’à preuve du contraire, bien sûr, et si sa culpabilité n’a plus besoin d’être démontrée dans le domaine politique, la procédure de droit commun, elle, ne fait que commencer aux Etats-Unis. Ajoutons que nul homme, fût-il un authentique pervers sexuel et un criminel, ne mérite d’être humilié publiquement devant les caméras du monde entier ni de subir l’inhumanité barbare du système carcéral américain (ni même du système carcéral français, qui ne vaut pas mieux). Il n’est pas juridiquement prouvé que DSK ait violé une ou plusieurs femmes, ni même qu’il en ait harcelé sexuellement. A la faveur des derniers évènements, surgissent dans les médias des témoignages qui laisseraient entendre que Dominique Strauss-Kahn “aime les femmes” au point de les draguer très “lourdement”, voire pire, si l’on en croit Tristane Banon, Piroska Nagy ou Aurélie Filippetti (“il frôle souvent le harcèlement”, disait déjà Jean Quatremer en 2007). Dès lors, ce qui est en cause, au-delà du fait divers, et au-delà aussi de l’éventuelle hyperactivité sexuelle de DSK qui ne regarde que lui et ses partenaires tant que tout le monde est consentant, c’est la mise en évidence à travers le cas DSK d’une persistance de la phallocratie malgré la “révolution sexuelle”, l’égalité des droits et la parité entre les hommes et les femmes inscrites dans la loi française.

Non, Dominique Strauss-Kahn n’est pas un séducteur ! Comme le souligne le Collectif Les mots sont importants, “une grande partie [des femmes sollicitées par DSK] ne sont sans doute pas ‘séduites’ par cet homme”. Comme le dit par ailleurs Mélenchon, “aimer les femmes” et “les violer” sont “deux attitudes qui n’ont pas de lien”. Sa réputation de gros lourd ne fait donc pas de DSK automatiquement un violeur (Mélenchon le souligne pour montrer que ceux qui connaissaient la réputation de DSK ne pouvaient pas se douter qu’il finirait accusé de viol). Mais un homme qui drague “lourdement” et systématiquement les femmes n’est pas un homme qui “aime” les femmes. C’est le plus souvent un homme inquiet de sa propre identité sexuelle et qui cherche à se rassurer par la preuve de virilité que lui procurent la possession et la soumission d’une variété importante de femmes, comme si toutes étaient irrévocablement destinées à succomber à son pouvoir de “séduction” (ou plus prosaïquement à son pouvoir d’achat, à son pouvoir politique et à sa position hiérarchique). Un tel homme éprouve donc de grandes difficultés à avoir avec des femmes des relations non-sexuelles, comme par exemple des relations de travail. Il ne les voit que comme objets de son désir et non comme sujets. Tel un vulgaire Caubère, il paie pour qu’elles fassent semblant de le désirer, ou tel un gros beauf, il siffle avec obscénité la passante inconnue ou encore colle une main au cul de la femme dont il pense qu’elle n’osera pas lui mettre une grande tarte dans sa gueule de con — à moins qu’il ne soit décidément con au point de penser que cela lui fait plaisir, le comble étant qu’il existe effectivement des connes qui se sentent flattées d’être ainsi traitées comme des putes. Pour peu qu’en plus, le phallocrate s’appuie sur une vraie position de pouvoir et d’autorité (chef, patron, ministre, président, directeur du FMI…), il attirera à lui une foule de dindes candidates à la putification qui le conforteront dans sa pathologie sous l’oeil goguenard et envieux de ses congénères machos. A ce stade, même celle qui refuse de s’offrir ou de se vendre pourra être forcée de céder en silence au chantage et aux pressions. C’est dans ce cas seulement que la justice parle de “harcèlement” (puni en France d’un an d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende, mais encore faut-il que la victime soit en mesure de prouver les faits, ce qui n’est pas simple). Nul besoin au demeurant d’être directeur du FMI ou président de l’ex-République pour être en position de harceleur. Combien de petits chefaillons exercent encore impunément leur “droit” de cuissage ? Combien de petits caïds obtiennent par la peur ce que leur seul pouvoir de séduction ne leur aurait jamais permis d’obtenir ? Et combien de losers qui n’obtiennent jamais rien mais insultent et injurient les femmes qui ont le malheur de croiser leur chemin et de ne pas succomber illico à leur charme latin ?

Le phallocrate type agit le plus souvent sous le coup d’une pulsion liée à une homosexualité refoulée ou à un complexe engendré par la petite taille de son pénis (l’affirmation peut sembler gratuite faute d’études statistiques fiables, mais c’est une hypothèse cohérente que chacun pourra s’amuser à vérifier par quelques investigations dans son entourage). Pour éviter les passages à l’acte violents et empêcher la nuisance du machisme au quotidien, il faudrait que ces comportements soient reconnus comme pathologiques (ne soient donc plus légitimés ni même excusés culturellement) et sujets de la réprobation générale voire de soins médicaux. Un homme directeur d’une importante institution internationale, et promis peut-être à occuper un jour la plus haute fonction de son propre pays, qui succomberait à une pulsion de viol alors que les feux de l’actualité sont braqués sur lui, serait à coup sûr un grand malade. Il n’est pas certain cependant que 70 ans de prison constituent une efficace thérapie ni une réelle aide aux victimes.

Dans les chefs d’inculpation contre DSK comme dans les témoignages sur sa conduite passée, on peut observer une conjonction assez flagrante de la domination masculine et de la domination de classe. La victime présumée de l’agression de New York est une femme mais aussi une femme de chambre.  Simple “troussage de domestique” donc, comme s’en est gaussé avec élégance un autre grand Kahn (voir l’article d’ACRIMED qui retranscrit les propos de Jean-François Kahn sur France Culture). Et cette femme de chambre serait une travailleuse immigrée d’origine africaine, position fragile s’il en est dans les sociétés occidentales. On a lu aussi ça et là que DSK draguait très lourdement les femmes journalistes, des jeunes militantes du PS… dans tous les cas, plutôt des femmes en position sociale ou hiérarchique inférieure, donc. A ce jour, en tout cas, personne n’a mentionné d’éventuelles tentatives insistantes de Srauss-Kahn pour se taper Danielle Mitterrand ou Bernadette Chirac, par exemple, alors qu’il est avéré qu’il a déjà été en contact avec elles. Aucune révélation non plus du côté de Margaret Thatcher ou Angela Merkel (les documents laissés par feu Mère Thérésa ne mentionnent jamais DSK non plus). Il semblerait donc que ce qui attire le plus DSK chez les femmes ne soit pas forcément leur pouvoir, leur force, leur expérience de la vie ou leur position élevée. On voit à travers l’exemple des penchants prêtés à DSK que la phallocratie traditionnelle qui avait été battue en brèche par le féminisme (du moins dans les classes moyennes, les élites et le prolétariat ayant somme toute peu évolué sur le plan des moeurs) est toujours vivace, et même re-légitimée par la putification qui s’exprime de plus en plus ouvertement dans la mode ou le monde du spectacle (avec par exemple la résurgence du strip-tease dit “burlesque“). Si l’affaire DSK, par son impact, est sidérante, elle n’est qu’une péripétie qui ne remet pas en cause le fait que beaucoup de femmes considèrent aujourd’hui qu’il faut séduire, voire se déshabiller, voire coucher pour “réussir”, qu’en se soumettant volontairement à la domination masculine, elles exerceront en fait le “vrai pouvoir” (ce qui n’est évidemment qu’une chimère). Dans cette étape de putification, le capitalisme transforme les corps en marchandises et les sentiments en transactions. L’amour et la sexualité se voient privés de la douceur de l’égalité et réduits à la violence des rapports de domination dans lesquels les cocus comme les violés sont toujours les plus faibles et les plus démunis : femmes, homosexuels, transsexuels, handicapés, immigrés, ouvriers, malades, vieillards, enfants… La misogynie, l’homophobie, la xénophobie, le racisme, le mépris de classe réifient le vivant et sont les vecteurs du processus de putification que connaît à présent le capitalisme mondialisé.

Il est hélas à craindre que l’affaire DSK ne freine en rien ce processus. Mais c’est loin d’être une préoccupation pour le toujours comique Parti ex-Socialiste français, déboussolé d’avoir perdu son homme providentiel, alors que celui-ci n’était même pas encore officiellement candidat à la candidature (quel cirque que ces primaires !). Pour un parti qui proclamait naguère “ni Dieu ni César ni tribun”, c’est cocasse. On peut donc conclure par quelques mots gentils adressés au PS :

Bande de glands, vous avez dans vos rangs une kyrielle de bouffons de droite qui ont les mêmes idées que Strauss-Kahn et parmi lesquels vous pouvez même dégotter sans chercher bien loin quelques queutards fous qui ne vous dépayseront pas trop. Alors ne vous mettez pas la rate au court-bouillon sous prétexte que Strauss-Kahn est hors-jeu. N’importe quelle endive moite fera bien votre affaire. Même une femme, à vrai dire. Du moment qu’il s’agit de battre Sarkozy pour mener à sa place la même politique antisociale que lui. Sous l’égide du FMI, bien sûr. Et comme dit Jack Lang, “il n’y a pas mort d’homme”, donc on s’en fout.

De la putification (1)

Le 14 avril 2011, le comédien Philippe Caubère réagissait dans l’ex-Libération (torchon passé de Sartre à Demorand) à l’annonce d’un projet de loi visant à “pénaliser” les “clients de prostituées”.

On peut certes débattre du bien-fondé d’une criminalisation de la misère sexuelle qui s’inscrit peut-être dans l’indéniable criminalisation de la misère tout court orchestrée depuis des années par le petit président de l’ex-République. N’oublions pas que lorsqu’il n’était que ministre de l’Intérieur, l’agité s’était déjà penché sur les intérieurs des prostituées en inventant le délit de “racolage passif”. Mais Caubère ne se contente pas de dénoncer la pénalisation de la misère dans le cadre national-sarkozyste. Se présentant comme “acteur, féministe, marié et client de prostituées”, il profite de sa tribune libre pour faire l’éloge de la prostitution.

“Marié pour la deuxième fois, très proche encore et toujours de ma première femme, m’autorisant depuis toujours, amantes, amoureuses ou petites amies (avec tous les ennuis que ça implique…), acceptant naturellemment la réciproque (et les ennuis… etc), je ne représente pas vraiment le prototype du mec frustré, sexuellement ou sentimentalement. Je n’ai pourtant jamais cessé depuis l’âge de 24 ou 25 ans d’avoir des relations -et des rapports- avec des personnes se prostituant. Serait-ce que je serais doté -ou affligé- d’une sorte de libido hors-normes? Je ne le crois pas (hélas, pourrais-je rajouter…).”

Cumulant des relations avec femme(s) officielle(s), “amantes, amoureuses ou petites amies”, mais aussi prostituées, il pense donc ne pas être le “prototype du mec frustré sexuellement ou sentimentalement” et ne croit pas que sa “libido” soit “hors-normes”. Cut the crap ! Personne n’avait demandé à Philippe Caubère d’établir une “norme” des pratiques sexuelles masculines, mais s’il faut absolument être normatif, il apparaît que la libido de Monsieur Caubère est peut-être un peu plus “hors-normes”, tout de même, que ce qu’il croit. En effet, d’après une enquête CSF pour l’INSERM de 2007, le nombre moyen de partenaires au cours d’une vie était de 11,6 pour les hommes en 2006 (4,8 étant le nombre médian). 18,1% des hommes (donc moins d’un sur cinq) auraient eu recours au moins une fois dans leur vie à la prostitution (3,1% y auraient eu recours dans les 5 dernières années). Il s’agit bien évidemment de chiffres sujets à caution puisque fondés sur les déclarations d’un échantillon de la population. Mais puisque Monsieur Caubère invoque la norme dans son plaidoyer pour la prostitution, on peut tout de même lui rétorquer qu’il apparaît comme nettement plus érotomane que la moyenne de ses concitoyens, qui ne cumulent pas, eux, simultanément femmes, amantes, petites copines et putes.

Se prétendant dans la norme alors qu’il est tout de même un peu a-normal  — ou plutôt (faussement) modestement über-normal — Philippe Caubère, en coquet queutard pas “frustré”, affirme aussi :

“En revanche je sais que ce que je trouve avec une prostituée est une chose unique, que je ne trouverai jamais avec aucune autre personne, dans aucune relation dite ‘normale’.”

Et d’exposer ensuite au lecteur captivé tout le mal qu’il pense de la “dictature” exercée sur lui par une femme : sa propre mère. Que l’attitude de sa mère par rapport à la sexualité ait influé sur le comportement sexuel de Philippe Caubère est une possibilité, mais en quoi cela l’autorise-t-il à faire de son goût pour les relations multiples, notamment avec des prostituées, une norme collective légitime ? Sa mère était coincée du cul, donc il va aux putes. Admettons. Mais la névrose de la mère de Monsieur Caubère justifie-t-elle à elle seule le phénomène de la prostitution dans le monde ? La prostitution, dans sa globalité, est enfantée par la domination masculine et l’économie capitaliste. Le “client”, quelles que soient ses raisons, se fait donc le complice du capitalisme phallocrate dans ce qu’il a de plus inhumain : aller aux putes ne fait certainement pas d’un homme un féministe !

Tardant à expliquer quelle “chose unique” il trouve dans les relations tarifées, Philippe Caubère inflige ensuite au lecteur une longue digression confuse sur la “violence des femmes” qui lui sert à dénigrer les “féministes de gauche” (y en a-t-il donc de droite ?). “Toutes des putes sauf Maman” dit l’adage phallocrate. On se demande si pour Monsieur Caubère, ce n’est pas l’inverse : “toutes comme Maman sauf les putes”, ce qui permettrait de comprendre un peu mieux ce qu’il trouve de si unique chez les prostituées. Du coup, les “féministes de gauche” qui condamnent le commerce des corps le condamnent, ce pauvre Philippe, à ne pouvoir coucher qu’avec Maman. On comprend mieux sa colère. Et comme Philippe Caubère se situe modestement dans une “norme” élargie à son propre cas  (il l’a annoncé dès le début), il se pose en victime d’une “nouvelle chasse à courre dont l’homme est le gibier”, en compagnie d’autres célébrités comme “Julian Assange, Bertrand Cantat ou Roman Polanski”. Ainsi, ce brave Caubère met dans le même sac un client de prostituées (lui-même), un homme accusé d’avoir contraint une jeune fille à un rapport sexuel sans préservatif, mais niant les faits et considéré comme innocent jusqu’à preuve du contraire (Assange), un homme condamné pour le meurtre de sa compagne et ayant purgé sa peine (Cantat), un homme poursuivi pour un viol sur mineure qu’il a reconnu mais dont la victime a retiré sa plainte (Polanski). Autant de cas très différents pénalement et moralement, mais à partir desquels Caubère veut montrer que l’homme en général serait victime d’une cabale féministe qui viserait à le transformer en délinquant sexuel avéré ou potentiel, signant ainsi la victoire posthume d’une mère castratrice et le retour à un ordre moral pré-soixante-huitard. Le fantôme de sa mère, les “féministes de gauche”, Roselyne Bachelot et autres “obsédées” sans nul doute mal baisées, voudraient ainsi entraver la légitime jouissance masculine, c’est-à-dire, puisqu’il n’est pas “hors-normes” le légitime désir de Philippe Caubère de continuer à aller aux putes sans se faire emmerder (il ne dit pas en revanche si Bertrand Cantat devrait pouvoir continuer à tuer ses compagnes, si Roman Polanski doit pouvoir violer d’autres mineures ou si Julian Assange, si tant est qu’il l’ait fait, devrait contraindre d’autres femmes à baiser sans capote). Cut the crap !

“Seule la relation sexuelle avec une personne qui demande de l’argent pour cela peut se prétendre et s’affirmer comme réellement gratuite.”

Philippe Caubère, par ce sophisme sidérant, dévoile enfin ce qu’il y a de si “unique” dans la relation sexuelle tarifée : c’est la seule qui soit réellement “gratuite” ! Qu’est-ce à dire ? Qu’en payant une prostituée, il économise paradoxalement le “sentiment”, la “souffrance”, le “désespoir” que peuvent procurer des relations dites “normales“, du moins c’est sans doute ainsi que le petit Philippe a dû commencer à voir les choses avec la première femme de sa vie (sa mère), qui lui a visiblement coûté très cher affectivement. Devenu grand, Philippe est donc bien décidé à économiser ses forces affectives, quitte à payer pour cela.

“Le ou la prostitué(e) ne fait que dévoiler et assumer le rapport d’argent et de commerce tapi sous n’importe quel rapport amoureux ou sexuel, – du dîner offert à la personne qu’on drague, ou qu’elle se fait offrir, jusqu’à -bien pire et plus banalisée- l’estimation de la situation sociale et financière de celle, homme ou femme, prétendant au coït ou au mariage. La prostituée -ou la personne qui décide de se livrer pour un moment à la prostitution- nous libère de ce chantage, de ce non dit, nous en délivre. On peut -enfin !- baiser gratuit.”

Philippe, pauvre Philippe, crois-tu donc qu’une femme à qui tu as offert des fleurs ou un dîner a forcément envie de baiser avec toi ? Une pute coûte peut-être plus cher que des fleurs, mais la pute ne dit pas “non”, du coup, tu as tout de même l’impression d’économiser. Ne serais-tu pas un peu radin et un peu beauf, en fait ? Ne vois-tu pas qu’en mettant sur le même plan les offrandes et les attentions données en gage d’affection (tout simplement pour faire plaisir à l’autre, et peut-être ainsi séduire ou entretenir la flamme), “l’estimation de la situation sociale et financière” (héritage désuet de l’époque des mariages arrangés), et le fric que tu donnes à une pute (pour qu’elle te laisse utiliser son corps en vue de ta seule jouissance), tu transformes tout rapport sexuel ou amoureux en vulgaire transaction commerciale ? De quel “chantage”, de quel “non dit” te délivre donc la prostituée ? Elle te délivre de l’humain. Elle te délivre de la complexité de la relation à l’autre, du risque de discordance entre son désir et le tien, et de la frustration qui peut en découler. Elle te donne l’illusion qu’il te suffit de payer pour évacuer de l’équation sexuelle la volonté propre de l’autre. Tu la paies pour qu’elle te donne du plaisir, et qu’elle fasse comme si elle en avait envie, comme si elle n’aspirait pas en réalité à autre chose, comme si elle n’existait que pour satisfaire ton désir à toi. Mais lorsque tu confies au lecteur de Libé ou au télé-spectateur des talk-shows sur le plateau desquels tu fais aussi du racolage pour tes spectacles que tu es un “client” régulier depuis des années de “prostituées” qui font ce métier “par choix”, tu te gardes bien d’assumer un éventuel recours à des esclaves sexuelles, par exemple originaires de pays de l’est ou de pays africains. As-tu vraiment toujours été si sélectif et soucieux de savoir si la pute que tu payais était en pleine possession de son libre-arbitre ? Ou as-tu tout simplement aujourd’hui les moyens de puiser dans un cheptel de meilleure qualité (hygiène garantie, dents saines, épilation soignée, cheveu soyeux, peau nette, haleine fraîche, niveau culturel satisfaisant pour éventuelles conversations post-coïtales ou en cas de panne… à moins que tes goûts n’aillent à l’opposé, vers le sale et le sordide, mais on ne peut faire que des suppositions car tu ne nous en dis rien) ?

Le terme de “prostituée” ne fait pas la différence entre l’escort-girl de luxe qui exerce peut-être “par choix” (encore pourrait-on gloser sur les raisons profondes d’un tel “choix”) et la pute toxo qui taille des pipes pour payer ses doses et rapporter du fric à son proxo. De même, le terme de “client” ne fait pas la différence entre un acteur narcissique aux besoins sexuels peut-être un peu hors-normes, par exemple, et un travailleur immigré séparé de sa famille comme de son environnement culturel, et dont la vie sexuelle ordinaire risque, elle,  d’être nettement en-dessous des normes. Mais tout cela est peut-être un peu trop complexe pour Philippe Caubère qui paie justement pour que les choses soient plus simples.

Voici enfin une autre définition caubérienne de la “chose unique” qu’il ne trouve qu’avec des prostituées :

“(…) un bonheur simple, court, éphémère comme un orgasme, oui, mais aussi comme ce bref sentiment de liberté qui, le temps d’un instant, nous émeut, nous encourage en plein milieu de ce fleuve de soumission, d’esclavage, de servitude, qu’il nous faut chaque jour traverser, où chaque jour qui se lève nous retrouve à moitié noyés.”

Après la prostitution qui seule, permettrait de “baiser gratuit”, Philippe Caubère ne recule pas devant l’image d’une prostitution qui libère “le temps d’un instant”, de la “soumission”, de “l’esclavage” et de la “servitude” ! Il parle bien sûr de son “orgasme” à lui, de son “sentiment de liberté” à lui, de son émotion à lui… Qu’en pense l’autre, la pute ? Il ne le dit pas (et comment le saurait-il puisque ce qui rend cette relation si unique à ses yeux est précisément de faire l’économie de la subjectivité de l’autre ?). Même si elle se prostitue par choix (ce qui est sans doute assez rare), ses goûts la portent-ils vraiment, elle qui est peut-être plus jeune que Monsieur Caubère, vers les hommes de plus de soixante ans ? A moins qu’il ne fréquente que des prostituées elles aussi soixantenaires (mais il n’a pas précisé l’âge moyen de ses professionnelles préférées) ? A partir de quel tarif le client peut-il faire abstraction avec bonne conscience du dégoût qu’il inspire peut-être (mais cette éventualité n’est peut-être pas venue à l’esprit du comédien habitué aux applaudissements) ?

Après la prostitution qui seule permet de “baiser gratuit”, après la prostitution qui libère de la “servitude”, Philippe Caubère assène enfin un dernier pied-de-nez : lui-même, en tant qu’acteur, est une pute. C’est donc que ce n’est pas bien grave, et que c’est même très beau, comme est sans doute très belle pour lui l’inhumaine tauromachie dont il est un aficionado (on espère juste pour les prostituées qu’il fréquente que son plaisir n’implique pas de leur faire subir les mêmes souffrances que celles endurées par les taureaux dans les arènes).

“(…) j’en suis une : sur la scène, la mienne, celle du théâtre (à une époque ce fut aussi celle de la rue), moi aussi je fais jouir. Avec mon corps, avec ma voix, avec mes mots ; et même avec ma vie.”

Comédien ou pute, c’est donc la même chose. Spectateur d’un spectacle de Caubère ou client d’une prostituée, c’est pareil. Philippe donne de son “corps”, et même de sa “vie”, c’est lui qui le dit. Ainsi donc, il faut que cela se sache, tout spectateur muni de son ticket d’entrée peut se présenter devant Philippe avec un tube de vaseline et un préservatif : Philippe est là pour “faire jouir”, et après tout, entre le client et la pute, c’est tout de même généralement plutôt le client, s’il met le prix, qui choisit son mode de jouissance, non ?

“Moi, Philippe Caubère, acteur, féministe, marié et «client de prostituées»”, titrait l’article de Libé. “Lui, Philippe Caubère, vieux beauf phallocrate qui va aux putes et qui aime voir souffrir les bovidés”, serions-nous tentés de rectifier. Il ne suffit pas d’appartenir à la génération de mai 68 et des années soixante-dix pour être “féministe”. La vie sexuelle de Monsieur Caubère est de peu d’intérêt en tant que sujet de débat public, et le fait qu’il ait besoin de recourir aux “services” de prostituées ne fait pas de lui un criminel. Par son intervention, il croit peut-être sincèrement défendre l’amour libre contre l’ordre moral. Mais en réalité, ses propos contribuent à une remise en question plus globale des avancées féministes et à la putification de la société, qui n’est qu’un aspect du capitalisme moderne dans sa marche effrénée vers une marchandisation totale du vivant. Nous reviendrons sur cette question dans de prochains billets.

css.php