Nommé chef du gouvernement, [Manuel Valls] était (…) devenu l’un des plus stupéfiants praticiens de ce qu’Orwell avait jadis appelé la “double pensée” . Assurer deux choses totalement contradictoires, et croire en même temps aux deux, avec la même conviction. Asséner avec force une idée, tout en appliquant exactement l’idée contraire, sans remarquer le moins du monde le problème. Affirmer, par exemple, la nécessité de suspendre certains droits démocratiques, et en même temps que le gouvernement est le gardien de la démocratie. Ce genre de torsions mentales semblait tout à fait spontané à Manuel Valls, qui s’était longtemps pris pour un Tony Blair français, avant de s’épanouir en héritier de Guy Mollet. Ainsi pouvait-il redouter la mort de la gauche, tout en réclamant la même années dans les colonnes de “l’Obsolète” que la gauche explosât enfin afin d’opérer une clarification. Ainsi pouvait-il piétiner le vote des parlementaires à grand renfort d’arbitraire, tout en affirmant que sa mission était de consolider la démocratie. Ainsi pouvait-il s’attaquer avec une brutalité sans équivalent au Code protecteur du travail, à seule fin affichée de donner plus de pouvoir aux travailleurs. Ses raisonnements étaient à la fois totalement tordus et absolument sincères.
Il incarnait la langue d’un nouveau pouvoir. Un pouvoir qui n’était pas cynique, au sens où celui-ci aurait clairement assumé qu’il mentait. Manuel Valls n’était pas cynique. Il ne savait pas qu’il mentait. Il faisait partie des rares individus à coller absolument à cette langue d’un nouveau genre. La langue de la gauche après sa propre mort. Au fond, tout le monde ou presque savait que le socialisme d’appareil n’était plus qu’un mausolée sinistre, un poltergeist sans vie qui ne pouvait pas mourir pour l’unique raison qu’il était déjà mort. La plupart des cadres de la rue de Solférino en avaient eux-mêmes la pleine conscience. L’important était que la chose ne fût pas dite. L’important était qu’il reste des journaux et des clercs en charge de ne surtout jamais écrire ce que tout le monde savait. A savoir que cette gauche-là ne vivait plus que sur une adversité feinte, pour garantir un certain nombre de prébendes, sauver des conseils généraux et le plus grand nombre de postes d’élus. (…) Si la gauche, en perdant son surmoi populaire et marxiste au début des années 80, avait vu son astre pâlir jusqu’à devenir une autre droite, il fallait que toute personne qui en ferait l’observation passe à l’instant pour un extrémiste. Un garde rouge radicalisé. Avec cette engeance-là, il ne fallait pas hésiter à brandir les morts du communisme.”
Aude Lancelin, Le Monde libre, Les liens qui libèrent, 2016.