“Les appels du pied aux “fâchés pas fachos” ont-ils porté leurs fruits ? Non. Lorsque les populistes de gauche s’avancent sur le terrain des populistes de droite, les transferts de voix sont au mieux à somme nulle, au pire au bénéfice du Rassemblement national. Au premier tour de la présidentielle de 2017, 4% des électeurs de Marine Le Pen 2012 ont voté Mélenchon, et 4% des électeurs de Mélenchon 2012 ont voté Marine Le Pen. Match nul, donc. Aux européennes de 2019, les instituts de sondage estiment que la proportion d’électeurs de Le Pen 2017 ayant voté pour la liste de Manon Aubry est proche de 0%. A l’inverse, 7% des électeurs de Mélenchon 2017 ayant voté en 2019 ont choisi la liste conduite par Jordan Bardella. On peut y ajouter les 2% ayant opté pour la liste Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan. Cela signifie qu’environ 300 000 personnes ayant voté Mélenchon en 2017 ont migré vers l’extrême-droite aux européennes de 2019, alors que moins de 10 000 personnes ont fait le trajet inverse.
La chasse aux “fâchés pas fachos” repose sur l’idée qu’une partie des électeurs du FN voteraient ainsi pour exprimer leurs difficultés sociales. Il faudrait en conséquence écouter leur souffrance. Cette analyse a une part de validité. Néanmoins, lorsqu’on interroge les premiers concernés à la sortie des urnes, ils sont moins nombreux à se préoccuper de la précarité (55% des électeurs lepénistes du premier tour de la présidentielle 2017 affirment que la lutte contre la précarité a joué un rôle déterminant dans leur choix), du chômage (69%) et des services publics (45%) qu’à s’inquiéter de l’immigration clandestine (92%), de la délinquance (85%) et du terrorisme (93%). Les ressorts du vote d’extrême-droite sont multiples, complexes et difficiles à démêler. Ils varient d’ailleurs d’une région à l’autre ; le Pas-de-Calais et la Somme ne répondent pas à la même histoire ni à la même situation que le Var ou le Vaucluse. 39% des électeurs de Marine Le Pen 2017 appartiennent à un ménage dont le revenu net mensuel est inférieur à 1500 euros et 45% s’estiment “en bas de l’échelle sociale”. En croisant ces données, on peut raisonnablement avancer qu’environ la moitié des lepénistes trouvent la motivation de leur vote dans des difficultés socioéconomiques.
Mais on peut tout aussi raisonnablement avancer que neuf lepénistes sur dix ont pour source de motivation la haine ou du moins la peur des étrangers. Ils souffrent d’un mal que les insoumis peinent parfois à nommer : le racisme. Alors, certes, il y a toujours eu et il y aura toujours des repentis. Certes, les identités politiques ne sont jamais figées. Certes, le ressentiment peut se convertir en révolte. Certes, il ne faut pas abandonner les ouvriers à l’extrême-droite. Mais, d’après les enquêtes les plus solides sur ce sujet, l’électorat frontiste fait preuve d’un niveau d’intolérance record. Il manifeste une aversion massive aux pratiques de l’islam et un antisémitisme sans équivalent parmi les autres électorats. Il est culturellement, idéologiquement et politiquement ancré à l’extrême-droite. Les dirigeants insoumis semblent sous-estimer cet ancrage. En 2018, 85% des sympathisants du Rassemblement national étaient des “racistes” assumés, se revendiquant comme tels.”
Manuel Cervera-Marzal, Le populisme de gauche,
Sociologie de la France Insoumise, La Découverte, 2021