« J’entends déjà les hauts cris : “nous sommes ingouvernables, nous voulons vivre hors normes”. “Sans norme”, “sans institutions”, “libres” quoi — la métaphysique libérale insinuée jusque dans les têtes qui se croient les plus antilibérales. Mais le social est normes et institutions. Il les secrète endogènement. Or le social est le milieu de la vie des hommes, et il l’est nécessairement.
Vouloir s’affranchir de ça, c’est poursuivre le rêve chimérique que la pensée de l’individualisme libéral a mis dans les têtes. Sur la question des normes et des institutions, l’espace du débat devrait être tout autre que le segment des polarités opposées : “avec” ou “sans”. Ce sont de tout autres questions qui devraient nous occuper : des normes — puisque nécessairement il y en aura — mais lesquelles ? conçues dans quel degré d’autonomie ou d’hétéronomie ? à quelle distance de nous ? avec quelles possibilités de révision ? inscrites dans quelle sorte d’agencement institutionnel ? pour quels effets sur nos puissances ? Selon les réponses pratiques données à ces questions, les configurations institutionnelles, et les formes de vie qu’elles déterminent, peuvent différer de toute l’étendue du ciel. Et cependant il n’y a jamais, il ne peut y avoir de sortie radicale de l’espace de la norme, parce qu’il est le social même. La revendication de vivre “hors des normes” est, à mes yeux, aussi absurde que celle de vivre “sans institutions” — en fait c’est la même. Mais enfin normalement on devrait pouvoir tenir ensemble et de faire droit à l’expérimentation, à l’invention de nouvelles formes de vie, à leur valeur intrinsèque, et de dégriser le discours qui comprend l’“émancipation” comme échappée radicale de l’ordre institutionnel des normes.” »
Frédéric Lordon, Vivre sans ?
Institutions, police, travail, argent…, La fabrique, 2019, p.129