Où sont les armes ?

Depuis quelque temps, des militants de LO, des anarchistes purs et durs, des révolutionnaires convaincus, me bassinent avec la révolution armée par opposition au réformisme tiède qui serait celui du Front de Gauche.

De mon côté, je veux bien que le prolétariat en armes abolisse le capitalisme et détruise l’Etat bourgeois, encore que je préfère autant que possible éviter le bain de sang. Mais quand je vois ces braves révolutionnaires mépriser toutes les revendications sociales du front de Gauche et toute tentative de s’emparer du pouvoir par les urnes, j’ai envie de leur demander : « où sont les armes ? »

J’attends toujours la réponse. Pour patienter, j’ai décidé de continuer à oeuvrer au sein du Front de Gauche, histoire de ne pas rester les bras ballants. Les armes finiront peut-être par arriver.

Aux armes, etc.
Aux armes, etc.

Lettre ouverte à un camarade de LO

Mon dernier billet, qui ironisait sans trop de délicatesse sur les accusations portées de façon récurrente par Lutte Ouvrière contre le Front de Gauche et contre Jean-Luc Mélenchon, a suscité un intéressant commentaire de Recriweb, militant de LO avec qui j’ai déjà eu l’occasion de débattre brièvement (nombre limité de caractères oblige) sur Twitter. Ce commentaire, par la densité de son argumentation, me semble soulever des questions de fond sur la gauche, sur mon propre parcours politique, et sur ce qui oppose une organisation comme LO à celle à laquelle j’appartiens aujourd’hui : le Parti de Gauche. Cela m’a donné envie de répondre, non par un commentaire du commentaire, mais par une lettre ouverte qui pourrait contribuer, à sa manière, au débat interne à gauche.

Camarade,

« Il est bon », disais-tu le 24 août dernier en réponse à mon billet intitulé « LO nous brouille l’écoute« , « de ne pas supprimer les cloisons ou de taire nos divergences ». Encore faut-il être clair sur la nature réelle de ces divergences, ce qui implique d’examiner sans anathème ni procès en sorcellerie les objectifs et les stratégies de nos organisations respectives. L’occasion m’est donnée, en rectifiant quelques falsifications ou en dissipant certains malentendus, de faire cet effort de clarté.

LO n’est pas propriétaire du marxisme et du trotskysme.

Je n’ai pas, contrairement à ce que tu affirmes, « qualifié le marxisme et le trotskysme d’appareillage théorique pauvre ». J’ai écrit que certains partis, dont LO, émettaient des signaux politiques de faible qualité (lo-fi), peut-être (entre autres hypothèses) « par pauvreté de leur appareillage théorique ». Mon propos visait évidemment LO, certes, mais certainement pas « le marxisme », ni même « le trotskysme », dont LO n’a pas le monopole (même si LO est peut-être la dernière organisation en France à s’affirmer ouvertement, totalement et exclusivement trotskyste). Il existe en effet bien d’autres groupes qui se réclament du marxisme, décliné dans un de ses héritages, qu’il soit social-démocrate, jauressien, conseilliste, léniniste, trotskyste, stalinien, maoïste, situationniste… – cités ici sans jugement de valeur – chacun pouvant éventuellement se targuer, tout autant que LO, d’un certain légitimisme ès marxisme.

Par exemple, le POI (Parti Ouvrier Indépendant), comporte un courant trotskyste lambertiste et s’inscrit dans la lutte des classes, même s’il comporte aussi des courants non-trotskystes. A l’intérieur du NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste), la composante trotskyste issue de la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire, avec qui LO a plusieurs fois fait alliance, d’ailleurs) garde un rôle décisif. Gauche Unitaire, organisation issue elle aussi de la LCR trotskyste, mais membre du Front de Gauche (coupable de « réformisme » selon LO), prône un « socialisme démocratique », et ses statuts précisent que la « rupture nécessaire » avec le capitalisme « ne se fera probablement pas selon le schéma d’une généralisation des luttes conduisant à un unique et bref affrontement avec le pouvoir central » (donc pas par une unique révolution) mais « sur un double processus de mobilisations sociales prolongées et de consultations populaires » (donc pas par la seule réforme gouvernementale ou parlementaire).

J’en profite pour dire en aparté que je souscris tout à fait à cette idée de « double processus » qui rend à mes yeux caduque la traditionnelle opposition entre révolutionnaires et réformistes. Les élections sont un des moyens légaux de faire de la propagande (ce dont LO ne se prive pas), de peser dans les rapports de force (ce que LO néglige, à mon humble avis) et de déposséder la bourgeoisie de tout ou partie de l’appareil d’Etat (ce que LO refuse sous prétexte qu’il n’y aurait rien à gagner à s’emparer d’un Etat, qualifié de « bourgeois », qu’il faut précisément détruire — je reviendrai plus loin sur cette question).

Je citerai enfin le cas pittoresque du PCOF (Parti Communiste des Ouvriers de France), qui n’est assurément pas trotskyste du tout, mais qui se considère comme authentiquement marxiste-léniniste (prônant toujours explicitement la dictature du prolétariat) et n’en adhère pas moins au Front de Gauche que LO trouve si peu révolutionnaire. Comme quoi la lutte des classes, la révolution, le marxisme, et même le trotskysme, ne sont pas la propriété d’une seule et unique organisation. « La propriété, c’est le vol », disait Proudhon. Le contresens que tu fais, camarade Recriweb, me semble symptomatique d’une tendance de LO à se considérer comme propriétaire du marxisme et du trotskysme, ce qui revient à dénier aux autres le droit de s’en réclamer, ou même de faire un usage non-exclusif de certaines thèses de Marx ou Trotsky (quelques années de militantisme en faveur des cultures libres et contre les abus du Code de la Propriété Intellectuelle m’ont aussi sensibilisé à cette question). Je dois avouer d’ailleurs qu’au Front de Gauche, nous sombrons parfois dans le même travers en nous présentant comme les seuls propriétaires légitimes de la vraie gauche, ce qui n’est pas la manière la plus habile de dénoncer les politiques antisociales menées par un PS qui, pour beaucoup d’ouvriers notamment, est toujours considéré comme « à gauche ».

On est toujours le social-traître, le stalinien, ou le gauchiste infantile de quelqu’un. Quant à moi, si j’ai rejoint le PG, c’est notamment parce qu’il fait figure de parti « creuset » de la gauche où s’amalgament les traditions républicaine, socialiste et écologiste. J’y ai trouvé des gens venus d’autres partis (PS, PC, MRC, FASE, Les Verts, NPA) mais aussi des gens venus comme moi de la mouvance libertaire et/ou du syndicalisme. Avec le Front de Gauche, nous sommes en train de concrétiser ce que le NPA ou le POI, peut-être d’avantage marqués par le trotskysme, ont eux aussi ambitionné (mais avec moins de succès) : dépasser les clivages qui ont rendu la gauche impuissante, et créer une force radicale au service de ce que les uns et les autres, selon leur « tradition » (libertaire, marxiste, républicaine), appellent « le prolétariat », « les ouvriers », « les travailleurs », « la plèbe », « le peuple », voire « la nation ». Bien sûr, tous ceux qui militent pour rendre au peuple (au prolétariat… etc.) le pouvoir confisqué par le Capital n’ont pas forcément envie de fondre leurs traditions politiques respectives (qu’elles soient réformistes, révolutionnaires, ou même qu’elles aient dépassé ce clivage) dans un parti, fût-il creuset, tel le Parti de Gauche. Et c’est bien là le rôle du Front de Gauche (qui n’est pas un parti mais qui est déjà plus qu’une simple alliance électorale de circonstance) : offrir un cadre commun de lutte à des organisations et à des militants non-encartés qui conservent chacun leur identité propre.

C’est sans doute une cause de fréquents malentendus entre nos partis respectifs, camarade Recriweb : tu affirmes que « les révolutionnaires ne sont armés que de la théorie de Marx et de la méthode révolutionnaire de Lénine » ; nous pensons au contraire qu’il ne faut pas considérer Marx et Lénine (ou Trotsky) comme les prophètes définitifs de la vraie foi, et que nous pouvons aussi bien en rejeter certaines thèses (personnellement, je n’ai jamais adhéré à l’autoritarisme de la dictature du prolétariat, par exemple) et puiser chez d’autres auteurs ou acteurs de révolutions passées des thèses et des méthodes d’action. Au Front de Gauche, on ne s’interdit pas les références à des personnages aussi variés (et parfois opposés) que Robespierre, Babeuf, Proudhon, Bakounine, Jaurès, Rosa Luxembourg, Gramsci, Debord, Chomsky, Lordon, et j’en passe. On dirait que pour LO, tout ce qui n’est pas exclusivement marxiste-léniniste version trotskyste selon la norme de LO est rangé dans la catégorie « aile gauche de la bourgeoisie », ce qui condamne LO à rester un groupuscule persuadé d’avoir raison contre tous mais échouant depuis des décennies avec une touchante constance à armer intellectuellement et concrètement la classe ouvrière. Voilà ce que j’appelle « appareillage théorique pauvre ». Nous autres, au Front de Gauche, nous savons que nos organisations respectives ne sont pas objectivement en mesure, chacune de leur côté, d’armer la classe ouvrière, ni de mener des luttes sociales victorieuses, ni de conquérir légalement le pouvoir. Dans tous les cas, il nous faut donc construire un rassemblement plus large qui permette de surmonter sans les édulcorer les dissensions traditionnelles de la gauche. Ce n’est pas gagné, et je crois que certains des initiateurs de ce qui ne devait être au départ qu’une alliance électorale sont les premiers surpris de la dynamique spontanée du Front de Gauche… Mais ça marche ! Pourquoi ? On peut analyser les parcours et les évolutions de chacun, l’habileté des uns ou des autres… Je crois que la nécessité historique y est pour beaucoup.

 

Réforme ou révolution ? Ni l’une ni l’autre, l’une et l’autre… Tout dépend du contexte.

J’ai dit moi-même que je venais de l’anarchisme. Tu me qualifies donc « d’ex-anarchiste enrôlé désormais dans la gauche parlementaire », ce qui rendrait « inévitable » que je me décrédibilise en qualifiant abusivement « le marxisme et le trotskysme » « d’appareillage théorique pauvre ». Je viens de montrer sur ce dernier point en quoi ta réaction contenait une falsification de mes propos. Mais je peux comprendre qu’un militant de LO convaincu d’être membre de la seule organisation authentiquement révolutionnaire, marxiste et trotskyste trouve peu crédible le parcours de quelqu’un passé de « l’anarchisme » (révolutionnaire mais pas marxiste) à « la gauche parlementaire » (donc au réformisme tant décrié par LO). Or, il est possible de voir les choses d’une toute autre façon. Tout d’abord, en adhérant au Parti de Gauche, je n’ai pas tiré un trait définitif sur les idées communistes libertaires qui furent les miennes. La presse bourgeoise aura beau marteler des accusations d’autoritarisme contre Mélenchon (vilipendé pour avoir passé ses vacances chez Chavez, mais aussi parfois carrément comparé à Staline ou à Pol-Pot !), j’ai trouvé dans le parti qu’il co-préside une énorme liberté d’initiative, une pratique assez courante de l’autogestion, et j’ai pu aussi constater que je n’étais pas le seul militant ayant tendance à mêler le noir de l’anarchie au rouge du socialisme. Lorsque Mélenchon appelle le peuple à prendre le pouvoir et donne comme consigne « n’attendez pas les consignes », on peut se demander si c’est moi qui suis un ex-anarchiste rallié à la gauche parlementaire ou si c’est lui, l’ex-trotskyste ex-sénateur et ministre socialiste, qui ne serait pas en train de mettre un peu d’anarchie dans sa République. Pour ma part, je reste et je demeure partisan d’un collectivisme non-autoritaire et de tout ce qui peut contribuer à l’émancipation politique, économique, sociale et culturelle de l’être humain. Pour cela, je suis prêt à utiliser tous les moyens même légaux. Mais la participation à des élections et aux débats parlementaires ne sont pas une fin en soi : le but reste bel et bien d’abolir la domination de l’homme par l’homme et la société de classes. Le programme du Front de Gauche, qui n’est certes pas un programme révolutionnaire, mais est un programme radical et concret de gouvernement applicable immédiatement, est une première étape, dans le contexte des forces réellement en présence, contexte dans lequel, tu le reconnais toi-même, le prolétariat n’a ni la conscience ni les armes qui lui permettraient d’abolir l’Etat bourgeois. Même dans le cadre limité qu’offre le programme « l’humain d’abord », il manque d’ailleurs selon moi des éléments de radicalité concrète qui auraient pu s’y trouver (je pense au revenu universel de vie, par exemple), mais c’est déjà un bon compromis et nous avons devant nous une réelle occasion d’opérer avec les assemblées citoyennes, les luttes sociales, et une victoire électorale désormais à portée de main, un véritable début de révolution citoyenne. Prôner cette voie nous situe bien dans la gauche radicale et non dans l’extrême-gauche révolutionnaire, quoi qu’en disent les médias bourgeois effrayés par le rouge de nos drapeaux. Mais cette révolution citoyenne est bel et bien un instrument de lutte contre la domination du Capital et ne nous range en rien dans le camp de la bourgeoisie, quoi qu’en disent les trotskystes gardiens de la vraie foi révolutionnaire.

Le Front de Gauche, par la force des choses au moins, n’est pas réductible à « la gauche parlementaire », pour la bonne raison qu’il a très peu de députés et de sénateurs (presque tous issus du seul PCF) et ne peut donc peser qu’à la marge dans le débat parlementaire. En se lançant dans la bataille sociale et en militant pour un referendum sur le TSCG, le Front de Gauche agit même objectivement d’ores et déjà dans un cadre plus extra-parlementaire que parlementaire. Par ailleurs, certains militants du Front de Gauche sont tout à fait prêts, je pense, si le contexte devenait réellement révolutionnaire, à oeuvrer au sein de conseils ouvriers à l’expropriation des capitalistes.

 

L’Etat bourgeois n’est pas bourgeois par nature.

Tu commets une autre falsification en disant : « Fidèle en cela au réformisme, tu imagines l’Etat bourgeois s’auto-détruire par une réforme profonde de l’Etat et de la propriété ». Il n’en est rien. Si j’accepte aujourd’hui la voie que tu appelles réformiste (encore que je récuse la validité de ce terme), c’est parce qu’elle me semble être une des manières les plus propres (dans le contexte actuel) à renforcer nos positions dans notre opposition au Capital. Il ne s’agit absolument pas d’attendre que l’Etat bourgeois s’auto-détruise, mais bel et bien de le plier à nos fins. J’ai pensé autrefois, fidèle en cela à l’anarchisme (et non au « réformisme »), que l’Etat, qu’il soit bourgeois ou qu’il prétende être ouvrier (cela ne faisait pour moi aucune différence), devait être détruit, que tout Etat était synonyme de domination bureaucratique. Aujourd’hui, je pense que c’est l’individualisme libertarien qui gangrène la société, bien plus que l’Etat, fût-il bourgeois. J’en suis arrivé à la conclusion que la priorité ne doit plus être la destruction de l’Etat mais la reconstruction des capacités d’action collective. La destruction immédiate de l’Etat bourgeois était sans doute souhaitable à l’époque où la conscience de classe et la capacité d’auto-organisation collective étaient croissantes dans le prolétariat, mais elle ne l’est plus maintenant que le capitalisme a réussi à atomiser la société en kyrielles d’individus passifs et isolés. L’Etat, même bourgeois, demeure en certains de ses aspects un des derniers remparts contre la domination totale et absolue du Capital. Cet Etat est ambivalent : bien que bras armé de la domination capitaliste, il est aussi dans sa structure actuelle le fruit des luttes sociales des deux derniers siècles. Il n’est pas qu’un tissu de procédures et d’hommes au service du Capital, il est aussi un ensemble de lois conquises par les ouvriers, de fonctionnaires au service de l’intérêt général, qui soignent, éduquent, protègent, transportent, relient en dépit même des obstacles posés par leur propre hiérarchie. C’est sur cet aspect-là de l’Etat qu’un pouvoir de gauche devra s’appuyer, pour mieux lutter contre les forces qui, à l’intérieur de l’appareil d’Etat, sont soumises au Capital. La « réforme profonde de l’Etat et de la propriété » contribuera également à rendre au peuple le pouvoir confisqué par le Capital.

Nous ne nous attendons évidemment pas à ce que cela se passe sans résistance de la part du Capital et de la partie de l’appareil d’Etat qui lui est acquise. Oui, la bourgeoisie se défendra, bien sûr. Mais il ne faut pas pour autant rester tétanisé comme un lapin devant la lumière des phares par les exemples passés de répression sanglante contre le peuple et des gouvernements de gauche ayant réellement essayé de combattre le Capital. Le risque existe toujours, bien sûr, et il convient de le déjouer dans la mesure du possible, mais en aucun cas ce risque ne doit devenir prétexte à l’inaction. Et puis, s’il faut se fonder sur des exemples, les révolutions citoyennes sud-américaines de la dernière décennie montrent bien, même si elles ont leurs limites, que dans le contexte actuel d’affaiblissement de la puissance américaine, des mouvements de gauche radicale forts du soutien populaire peuvent conquérir le pouvoir, transformer l’Etat et l’utiliser pour redistribuer les richesses, pour affaiblir la domination du Capital… sans finir inévitablement comme Allende. En France et en Europe, la paupérisation des classes moyennes fait que toute une partie de la petite bourgeoisie, y compris celle qui pourrait avoir un rôle à jouer au sein de l’appareil d’Etat dans une répression contre-révolutionnaire, a désormais intérêt à s’allier au prolétariat conscientisé contre l’oligarchie… à moins qu’elle ne succombe à la séduction des chiens de garde du capitalisme que sont les mouvements néo-nazis, fascistes, et autres lepénistes. C’est là tout l’enjeu de la stratégie Front contre Front de Mélenchon. Et cet enjeu dépasse de loin le cadre de l’Etat-Nation. Il y a aujourd’hui une convergence internationale des luttes contre le capitalisme et ses hommes de main fascistes. Différents fronts de gauche se sont constitués, chacun à leur rythme, avec plus ou moins de difficultés, voire d’échecs, mais aussi des réussites.

 

Le Front de Gauche est-il dans la majorité ou dans l’opposition à Hollande ?

Voilà la question qui obsède décidément les médias, mais aussi LO ! A quoi cela sert-il d’étudier Marx, Lénine et Trotsky si c’est pour penser comme Jean-Michel Apathie ? Il faudra qu’on m’explique. Mélenchon aura beau répondre inlassablement qu’il est dans « l’autonomie conquérante », refusant d’être dans l’opposition aux côtés de la droite et refusant tout autant de soutenir la politique austéritaire de la majorité formée par le PS et ses vassaux, rien n’y fait. Du côté des médias, rien d’étonnant, il faut alimenter le spectacle en termes simplistes et jouer à essayer de faire dire aux politiciens ce qu’ils font mine de ne pas vouloir dire. On ira même faire de Mélenchon le « meilleur opposant » (sondage à l’appui) à Hollande, en lui reprochant néanmoins « d’éructer » ou de « vociférer » (ce qui relève bien, ne t’en déplaise, camarade, du même champ sémantique que le ton « tonitruant » évoqué par Paul Sorel pour Lutte Ouvrière), afin de mieux souligner son « impatience » et son « intransigeance », qu’on se fera un devoir d’opposer (pour le plus grand plaisir de l’Elysée) à un PCF supposé plus doux. Quant à toi, camarade trotskyste, tu as décidé de ton côté que Mélenchon était « dans la majorité » et même le « revendiquait ». C’est évidemment faux, mais LO veut tellement que Mélenchon soit dans le camp de Hollande, pour mieux pouvoir le ranger dans le camp de la bourgeoisie, que la réalité des discours n’a plus aucune importance. Mélenchon affirme-t-il que le Front de Gauche est prêt à gouverner ? Tu en déduis qu’il veut gouverner avec Hollande, ce qui est pourtant impensable : non seulement Mélenchon a de longue date déclaré qu’il refuserait tout maroquin, mais le PCF, qui était peut-être le plus susceptible de céder aux sirènes du PS a lui aussi refusé (malgré les prophéties contraires des médias) d’aller au gouvernement ; avec « l’autonomie conquérante », Mélenchon a explicitement annoncé que l’objectif stratégique était de ravir le leadership à gauche au PS — c’est dire que si un jour Hollande appelle Mélenchon à Matignon, ce sera parce que celui-ci aura conquis la majorité, soit par un ralliement (peu probable) de nombreux députés PS au Front de Gauche, soit par une victoire du Front de Gauche à des élections anticipées. Que Mélenchon puisse se penser en possible remplaçant d’Ayrault (et même de Hollande), voilà qui n’a rien d’extraordinaire de la part d’un homme qui s’est présenté à l’élection présidentielle. Mais pourquoi diable, camarade, en déduis-tu que ce serait pour gouverner, comme le PS et avec le PS, « l’Etat de la bourgeoisie » plutôt que pour mettre en marche la révolution citoyenne pour laquelle il aura été élu ? Parce que les « politiciens » racontent toujours des « fables », peut-être ? Moi je veux bien, mais fidèle en cela à mon anarchisme viscéral, je mets les « politiciens » de LO dans le même sac. Pourquoi les ouvriers devraient-ils les croire, eux, plutôt que Mélenchon ? Peut-être pour une raison tout à fait objective : si Mélenchon arrive un jour au pouvoir, ce sera à la faveur d’un vaste mouvement social et porté par une alliance de partis différents, tous exigeants et rompus à la critique (contrairement aux vassaux actuels du PS) : il sera sous haute surveillance. Mais en l’état actuel des choses, si LO « renverse » un jour « l’Etat bourgeois » à la faveur d’une révolution prolétarienne (ce qui est bien moins probable qu’une victoire du FdG), ce sera par un coup de force solitaire. Arrivera-t-il alors aux révolutionnaires non soumis à l’orthodoxie de LO la même chose qu’aux Menchéviks, SR et anarchistes de jadis (couic) ? La révolution citoyenne n’est certes pas une révolution prolétarienne, tout simplement parce que le prolétariat n’est plus celui du XIXe siècle. Il n’a pas disparu, contrairement à ce qu’ont longtemps affirmé les médias, mais il a changé : il pèse moins en nombre et en capacité d’organisation collective, il n’a plus dans la société la même place incontournable dans la production de richesses, et il ne peut plus avoir, à lui seul, le rôle révolutionnaire que Marx lui avait assigné. Mais il existe aux côtés du prolétariat une petite-bourgeoisie plus ou moins prolétarisée, souvent intellectuelle, et qui est mûre désormais pour trahir sa classe. Je pense, comme François Ruffin (dans le numéro 55 de Fakir), que c’est l’alliance des ouvriers les plus conscients et de ceux qu’on a souvent moqués sous le terme de « bobos » qui peut aujourd’hui accomplir la révolution citoyenne contre l’oligarchie.

Les divergences entre LO et le Front de Gauche sont réelles et profondes. La stratégie solitaire de LO, à mon sens, est une impasse, qui joue la politique du pire dans l’espoir que cela donne envie aux ouvriers de faire la révolution, et s’il est vrai que le combat anticapitaliste ne passe pas obligatoirement par une adhésion au Front de Gauche, je trouve décidément très obtus le discours consistant à falsifier systématiquement nos propos pour mieux nous qualifier de valets de la bourgeoisie. Néanmoins, j’espère effectivement, camarade, qu’on se retrouvera dans les luttes. Si le sort me place un peu devant, je ne pourrai néanmoins pas m’empêcher de me retourner parfois avec appréhension : un coup de couteau dans le dos est si vite arrivé.

 

LO nous brouille l’écoute

En politique comme en acoustique, il y a la hi-fi (high fidelity) : là où un appareillage hi-fi tend à restituer un son très proche du signal d’origine en se fondant sur les caractéristiques de l’oreille humaine (perception d’une plage de fréquences de 20 Hz à 20k Hz), un mouvement politique hi-fi émet des idées et des propositions en utilisant le plus large spectre de concepts perceptibles par une intelligence humaine (non limitée par un abrutissement prolongé devant un écran de télévision). Le Parti de Gauche entre à mon avis dans cette catégorie.

Mais il y a aussi des appareillages lo-fi (low fidelity) ne restituant que partiellement les fréquences sonores, avec des effets de saturation ou de distorsion dans certaines fréquences. De même, en politique, il existe des partis lo-fi qui crachouillent en boucle des idées monophoniques (voire monomaniaques), soit par pauvreté de leur appareillage théorique, soit par usure dans la pratique, soit encore par volonté délibérée de toucher les esprits les plus simples ou de ne stimuler que les plus bas instincts. La liste des partis lo-fi qui ont parasité et parasitent encore la vie politique serait trop longue à établir. Aussi n’évoquerons-nous que le cas d’un parti lo-fi justement nommé LO (il paraît que cela signifie Lutte Ouvrière) – d’après le nom de son journal – et que nous serons donc tentés d’appeler affectueusement lo-LO.

L’Union Communiste (trotskyste) – le vrai nom de LO – se donne pour but de créer un parti communiste vraiment révolutionnaire apte à conduire la classe ouvrière vers un renversement armé de « l’Etat bourgeois ». Intention louable, mais puisque cela fait plus de 70 ans que cette fraction trotskyste échoue à constituer le parti communiste de ses rêves, de même (malgré ses tentatives d’entrisme dans les syndicats) qu’à mobiliser et armer la classe ouvrière, on peut mesurer le caractère borné et décidément lo-fi de son message. Dans le contexte actuel, il tend à devenir selon les cas vraiment inaudible, simplement risible, voire carrément contre-révolutionnaire dès lors qu’il s’oppose à toute conquête sociale qui n’aurait pas été obtenue par les armes.

Ainsi, à l’heure où, à la faveur d’une prise de conscience mondiale des contradictions les plus insupportables du capitalisme, s’opèrent partout des convergences entre les mouvements sociaux, « l’autre gauche », les luttes pour les libertés, les indignations, alors que des forces comme Syriza ou le Front de Gauche commencent à inquiéter l’oligarchie austéritaire en Europe, lo-LO concentre son tir (en parfaite synchronisation d’ailleurs avec un Jean-Marc Ayrault ou un Michel Sapin !) sur… nul autre que Jean-Luc Mélenchon.

Sur le site du journal Lutte Ouvrière, un certain Paul Sorel (version lo-fi de Georges Sorel ?) accuse en effet Mélenchon de se voir déjà « premier ministre de Hollande ». Dans cet article à paraître le 24 août, Sorel donne une retranscription très lo-fi du vacarme médiatique le plus débile. Le « ton » de Mélenchon est qualifié de « tonitruant », comme sur n’importe quel organe de presse possédé par Dassault, Lagardère ou Bouygues (dans la presse que lo-LO qualifie habituellement de bourgeoise, Mélenchon « vocifère » ou « éructe » forcément). Car bien évidemment, en version lo-fi, seul le « ton » passe, pas le fond. Pour Sorel, Mélenchon n’énonce que « quelques formules à l’emporte-pièce » derrière lesquelles il y a une « réalité » que lo-LO semble cerner mais dont on ne saura rien puisque le commentaire ne s’intéressera à rien d’autre, justement, qu’à la forme. Décidément outillé lo-fi, Sorel n’a donc probablement pas perçu l’argumentation solidement construite de Mélenchon dans ses critiques contre la politique menée depuis 100 jours par Hollande et Ayrault, argumentation qui reste dans le droit fil de ce qu’il énonçait déjà dans ses longs discours durant la campagne de la présidentielle puis des législatives. Mais c’est le problème quand on recrache du son hi-fi sur du vieux matériel lo-fi : il y a de la perte.

De tout l’entretien accordé à France-Inter le 20 août par Mélenchon, Sorel ne retient qu’une question du journaliste Bruno Duvic : « L’opposition, vous êtes dedans ? » Certes, ce pauvre Duvic n’est pas Albert Londres, mais parmi toutes les (mauvaises) questions qu’il a (mal) posées, Sorel ne retient donc que la plus crétine de toutes, celle-là même que la presse « bourgeoise » s’obstine à poser et re-poser à Mélenchon qui y a déjà pourtant répondu maintes fois, et qui doit encore répéter : « Non, l’opposition, c’est la droite ; nous, nous sommes autonomes, nous jugeons ce que nous croyons bon pour le pays ». Mais il faut croire que la notion explicite d’autonomie conquérante (l’objectif non dissimulé du Front de Gauche étant bien de ravir à terme le leadership à gauche et le pouvoir au PS) reste trop hi-fi pour lo-LO comme pour la presse « bourgeoise » : elle doit se situer dans des fréquences conceptuelles décidément trop difficiles à capter.

En outre, Sorel semble ébahi par les propos de Mélenchon lorsque celui-ci a le front (de gauche) de constater que Hollande a été élu pour 5 ans et que « c’est lui qui a le pouvoir de nommer le Premier ministre ». C’est pourtant la stricte réalité constitutionnelle de ce pays, Mélenchon qui milite depuis des lustres pour une VIe République n’étant d’ailleurs pas le plus suspect qui soit d’être favorable au présidentialisme de la Ve République. Et lorsque Mélenchon prophétise qu’Hollande sera contraint de changer de cap, Sorel, toujours bouché à l’émeri, précise que c’est en « se gardant bien de préciser quel cap » : sauf qu’il est on ne peut plus clair dans l’interview que le « cap » dénoncé par Mélenchon est celui de la soumission à l’Europe austéritaire, l’autre « cap » préconisé par lui-même étant donc au contraire celui qui est exposé depuis des mois dans le programme du Front de Gauche, programme que son candidat n’a eu de cesse d’énoncer et d’expliquer durant toute la campagne avec le succès que l’on sait (assemblées citoyennes dans tout le pays, des milliers de personnes rassemblées dans les meetings et 11% des voix obtenues à la présidentielle malgré la pression du vote utile).

L’analyse (désormais bien connue) de Mélenchon est la suivante : les politiques austéritaires mènent à la catastrophe ; le président français, bien que social-libéral convaincu, sera tôt ou tard confronté à l’échec de sa propre doctrine, et s’il ne veut pas être balayé par la tempête avec son pédalo, il sera obligé, donc, de « changer de cap » (la qualité de « brave homme » que lui reconnaît Mélenchon ne saurait l’empêcher de sombrer, le moment venu, s’il s’obstine dans la voie sociale-libérale). Dès lors, « il ne sera pas crédible s’il reprend comme Premier ministre l’un des sociaux-libéraux qui pullulent dans son parti. » Cela tombe effectivement sous le sens, et le dire n’équivaut pas à un acte de candidature personnelle, tant il est vrai qu’Hollande peut trouver facilement dans son propre parti des Montebourg, Hamon ou Lienemann qui pourraient prétendre au poste si le social-libéralisme n’était soudain plus à l’ordre du jour et qui offriraient de bien meilleures garanties de docilité que Mélenchon au point où il en est rendu à présent. L’ex-candidat du Front de Gauche estime, il est vrai, que lui et les siens étaient mieux préparés à gouverner que le PS, et il est évident que Mélenchon se considère lui-même comme compétent pour diriger l’Etat ou le gouvernement et appliquer ainsi le programme du Front de Gauche. On peut donc en conclure qu’en cas de changement de majorité (dans 5 ans ou plus tôt si Hollande était amené, « tempête » oblige, à dissoudre l’assemblée), Mélenchon serait prêt à aller en personne à Matignon pour y appliquer son programme (peu importe à vrai dire qui se trouverait alors à l’Elysée : entre 1997 et 2002, ce n’est pas tant Chirac qui a lié les mains de Jospin que sa propre pusillanimité). Que Mélenchon soit prêt, le moment venu, à aller à Matignon, ne devrait pas être une découverte, même pour Sorel, qui pourtant comprend encore tout de travers : « C’est donc l’objectif du bouillant Mélenchon : s’installer à Matignon sous les ordres de Hollande, qui serait un brave homme, aveuglé par son entourage ». Au moment même où Mélenchon accuse sévèrement Hollande de n’avoir tenu aucun compte des propositions du Front de Gauche (sans lequel il n’aurait pu être élu), et critique durement sa soumission à l’oligarchie financière, lo-LO laisse donc entendre que Mélenchon serait prêt à prendre la place d’Ayrault au premier coup de sifflet d’Hollande, sans doute pour faire la même politique d’austérité et avec la même majorité PS. Le mot est même lâché : Mélenchon n’aurait donc pour ambition que de servir « les bourgeois ».

Il faut dire que pour lo-LO, Mélenchon aura beau prôner la révolution citoyenne, et même la mettre en pratique (si jamais il accède un jour au pouvoir), il sera toujours marqué du sceau de l’infâmie car, pour les trotskystes purs et durs de LO, l’ancien trotskyste Mélenchon est coupable d’un crime impardonnable : le « réformisme ». Si jamais on a la possibilité de conquérir un jour le pouvoir sans effusion de sang, grâce à la conjonction des luttes sociales et d’une victoire électorale (qui n’est plus complètement improbable depuis l’émergence du Front de Gauche), si jamais on a la possibilité de rendre le pouvoir au peuple (institutionnellement, économiquement, socialement) par une réforme profonde de l’Etat et de la propriété (l’application du programme « l’Humain d’abord » n’en serait d’ailleurs qu’une première étape), alors lo-LO boudera encore parce que le prolétariat n’aura pas abattu l’Etat bourgeois par les armes. On serait en train de faire la révolution sous leur nez que les militants de LO ne s’en rendraient même pas compte, occupés qu’ils sont (jusqu’à la fin des temps ?) à armer le prolétariat qu’ils n’ont jamais réussi à mobiliser avec des armes qu’ils n’ont jamais eues. A chaque fois que j’ai une discussion avec un militant de LO, je finis par demander « où sont les armes ? », et je vois bien qu’il est gêné parce que ce n’est sans doute pas lui qui a les clés du local et qu’il n’y a peut-être rien d’autre dans le local qu’un vieux tas de tracts. C’est con, sinon on aurait pris le Palais d’Hiver ensemble puis on se serait foutu sur la gueule à Kronstadt, comme dans le bon vieux temps.

Nous, au Front de Gauche, nous allons continuer à faire feu de tout bois, et poursuivre la révolution citoyenne par les urnes, par les luttes, par l’éducation, et par tous les moyens appropriés au contexte, sans plus de violence que nécessaire. Beaucoup de militants d’organisations de gauche ou d’extrême-gauche nous ont déjà rejoints et nous rejoignent encore. Dans le Front de Gauche, et particulièrement au Parti de Gauche, se retrouvent des gens venus du PS, du PC, d’EELV, du NPA, ou même (j’en suis la preuve) de l’anarchisme, ainsi que des milieux associatifs ou syndicaux. On voit même arriver (et ce n’est pas le moins encourageant) des gens qui n’avaient jamais milité auparavant. Nous savons que dans les luttes, nous aurons parfois à nous retrouver aux côtés de militants de LO. Et même si selon nous, leur stratégie mène à l’autisme politique, nous n’oublions pas qui est notre véritable ennemi : le Capital. A titre personnel, je ne peux toutefois qu’inviter LO à se mettre enfin à la hi-fi, parce que je dois l’avouer, ma pauvre lo-LO, des fois, tu me brouilles un peu l’écoute.

Quand le capitalisme encourage le célibat

Le 11 août 2012, Ewan Morrison publiait sur le site du Guardian un article titré : « What I’m thinking about … why capitalism wants us to stay single« . Pourquoi le capitalisme veut-il que nous restions célibataires ? « Maintenant que le marché tire profit du pouvoir d’achat des célibataires, le choix radical est de se marier », ajoute Morrison en sous-titre. Nous proposons ci-dessous au lecteur francophone une traduction artisanale et bénévole de cet intéressant article.

Nous nous plaisons à penser que nous sommes libres au sein du libre marché ; que nous nous situons au-delà des forces de la publicité et de la manipulation sociale par les forces du marché. Mais il y a une nouvelle tendance sociale – l’avènement du « célibataire » en tant que consommateur modèle – qui soulève un paradoxe. Ce que nous avons jadis considéré comme radical – rester célibataire – peut maintenant être réactionnaire.

La relation à long terme, comme l’emploi à vie, est en voie rapide de dérégulation vers le court terme, les arrangements temporaires sans promesse d’engagement, ce dont le sociologue Zygmunt Bauman nous avertit depuis plus d’une décennie. C’est difficile pour deux personnes de rester ensemble tout en étant travailleurs indépendants, sans garantie d’avenir stable. Le capitalisme veut maintenant que nous restions célibataires.

Depuis les années 60, être célibataire a été considéré comme un choix radical, une forme de rébellion contre le conformisme bourgeois capitaliste. Comme le dit le sociologue Jean-Claude Kaufmann, l’abandon de la vie de famille pour le mode de vie en solo au XXe siècle était constitutif de « l’élan irrésistible de l’individualisme ». Mais cette liberté semble bien moins séduisante lorsqu’on l’observe sous l’angle de changements planifiés dans le consumérisme.

Convaincre la population de rester célibataire prend maintenant une signification économique. Selon une étude de Jianguo Liu de l’Université d’Etat du Michigan, les célibataires ont une consommation par tête qui dépasse celle des ménages de 4 personnes à hauteur de 38% pour les produits alimentaires, 42% pour les produits conditionnés, 55% pour l’électricité et 61% pour le gaz. Aux Etats-Unis, les célibataires dans la tranche des 25-34 ans et n’ayant jamais été mariés dépassent maintenant en nombre de 46% les personnes mariées, selon le Bureau du Recensement de la Population. Et le divorce représente un marché en pleine croissance : une famille qui subit une séparation, cela signifie que deux ménages doivent acheter deux voitures, deux machines à laver, deux télévisions. L’époque de la famille nucléaire comme unité de consommation idéale est révolue.

Alors que le capitalisme sombre dans la stagnation, les entreprises ont compris qu’elles pouvaient trouver deux nouveaux facteurs de croissance – d’une part en faisant émerger le marché des célibataires, et d’autre part en favorisant le divorce et le concept de liberté individuelle. En témoignent des changements dans les publicités, avec des produits aussi divers que les hamburgers et les vacances dont les célibataires deviennent la cible – en particulier les femmes célibataires. De nouvelles pubs pour Honda et Citibank mettent en avant la découverte solitaire de soi et le report de la relation plutôt que la vie de couple.

Comme le dit Catherine Jarvie, les « relations superficielles » dans lesquelles « aucune des deux parties ne cherche un engagement à long-terme » sont la nouvelle voie – en témoigne l’ascension fulgurante du site de rencontre Match.com. Aux Etats-Unis, des annonces sur le site Craiglist révèlent la connexion subconsciente entre le fait de consommer du jetable et celui de se vendre soi-même : on peut y lire « Achetez mon canapé IKEA et baisez-moi dessus d’abord, pour 100$ ».

Cette assimilation entre soi-même et le produit vient à point nommé, précisément parce que les cycles de l’obsolescence programmée et perçue dans le cadre de la consommation de produits n’assurent plus la croissance capitaliste. Dans une période de saturation du marché, alors que nous avons déjà consommé tout ce que nous pouvons, nous sommes encouragés à nous réifier en tant qu’objets «sur le marché», consommant autrui. Exercices sur le caractère jetable de l’homme.

Le consumérisme veut maintenant qu’on soit célibataire, donc il vend cette idée comme sexy. L’ironie est qu’il est maintenant plus radical de tenter d’être dans une relation à long-terme et d’avoir un travail à long-terme, de faire des projets d’avenir, peut-être même d’essayer d’avoir des enfants, plutôt que de rester célibataire. La vie de couple et des liens à long terme avec autrui dans une communauté semblent aujourd’hui la seule alternative radicale aux forces qui nous réduisent à l’état de nomades isolés, aliénés, cherchant de plus en plus de temporaires connexions «miracles» avec des corps qui portent en eux leur propre obsolescence intégrée et perçue.
La solution : Soyez radicaux, maquez vous, exigez de l’engagement de la part de vos partenaires et de vos employeurs. Dites non aux séductions du marché des célibataires jetables.

Abolition de la prostitution ? Et pourquoi pas du capitalisme, tant qu’on y est ?

« La question n’est pas de savoir si nous voulons abolir la prostitution – la réponse est oui – mais de nous donner les moyens de le faire », a déclaré Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des droits des femmes, dans le JDD du 23 juin 2012. « Mon objectif, comme celui du PS, c’est de voir la prostitution disparaître », a-t-elle ajouté. Parmi les pistes évoquées, la pénalisation des clients (le délit de racolage passif créé en 2003 ayant, lui, plutôt vocation à être abrogé, si l’on se réfère aux déclarations du candidat Hollande durant la campagne des présidentielles).

Pénaliser le « Caubère » (voir notre précédent article sur cet intéressant spécimen de client) ? Il n’en fallait pas plus pour susciter les cris d’orfraie de maints adeptes de la putification plus ou moins habilement déguisés en héroïques résistants contre « l’ordre moral ». La presse n’a pas manqué de relayer les protestations de ceux qui, suivant la ligne d’Elisabeth Badinter, voient dans toute velléité d’abolition de la prostitution un retour à un ordre moral de type victorien. Mais nous nous pencherons ici plus particulièrement sur quelques témoignages significatifs de braves « travailleuses du sexe », car c’est justement le plus souvent au nom de leur défense et de leur protection que se sont exprimées les critiques les plus virulentes contre l’idée de pénalisation des Caubère. En voici un premier exemple :

Corinne, porte-parole des indépendantes du Bois de Boulogne, défend « le droit à disposer de son corps » et estime que ces prostituées, qui grâce à leur activité « ont un niveau de vie certain », ne sont « pas prêtes à l’abandonner pour accepter un revenu minimum ». « Se recycler à 40 ans ou 50 ans passés, quand on a quasi aucun CV, c’est difficile. » (Libération du 24 juin 2012)

Etonnante trouvaille que ce « droit à disposer de son corps » qui tend à mettre sur le même plan le « droit » pour une femme (ou un homme) de subir sexuellement la domination économique et de vrais droits conquis par les femmes comme par exemple le droit à la contraception ou le droit à l’avortement ! Le même article de Libé rappelle pourtant que « la France comptait au moins 18.000 à 20.000 prostitué(e)s de rue » en 2010 — les autres formes de prostitution (escort, internet, salons de massage, etc.) n’étant pas chiffrées — et que, « d’après un rapport parlementaire d’avril 2011, il s’agit pour 80% de femmes et pour 80% de personnes étrangères », « neuf personnes prostituées sur dix » étant « victimes de la traite des êtres humains » (selon le député Guy Geoffroy). Ainsi, n’en déplaise aux quelques « travailleuses du sexe » ayant choisi volontairement leur « métier », l’immense majorité des prostitué(e)s est bien constituée d’esclaves sexuelles. La putification (terme par lequel nous entendons désigner ici ni plus ni moins que le stade actuel de développement du capitalisme) a déjà à ce point infecté les esprits qu’il est devenu courant de voir l’acte de vendre (et particulièrement de se vendre — corps ou âme) considéré comme l’exercice d’une liberté fondamentale. Il ne viendrait apparemment même plus à l’idée de nombre de nos contemporains que la liberté se conquiert au contraire dans la résistance à l’aliénation, dans le refus de la marchandisation totalitaire (marchandisation de rigoureusement tout : choses et éléments — jusqu’à l’air et l’eau — mais aussi de l’humain — force de travail, corps, sexe, idées, génôme…). Interdire l’esclavage, qu’il soit forcé ou volontaire, deviendrait donc un crime contre la réification travestie en liberté : la liberté du sujet est désormais conçue comme « liberté » de renoncer à être sujet, comme « liberté » de devenir objet. Par un étonnant tour de passe-passe, une collectivité qui entend garantir la liberté de l’être humain en l’empêchant d’être réduit à l’état d’objet déshumanisé sera donc, dans le monde merveilleux de la putification, considérée comme affreusement « liberticide » ou « castratrice », parce qu’elle entrave la seule « liberté » à laquelle le capitalisme putifié accorde de la valeur : la liberté du commerce. A ce compte, si l’Etat est considéré comme liberticide lorsqu’il se fixe pour objectif d’abolir la prostitution (c’est-à-dire grosso modo la vente de l’usage de chattes, de bouches et de culs plus ou moins sains et consentants — en un mot), alors on peut dire aussi qu’il attente déjà fâcheusement aux libertés en interdisant la vente et la location d’organes ou de membres humains. C’est vrai, quoi, pourquoi un être humain ne peut-il être libre de vendre au compte-gouttes, à destination de greffes ou d’installations d’art comptant-pour-rien, un poumon, puis un oeil, puis un rein… ou même une bite ? Après tout, un pauvre amputé de sa bite et motivé par les drogues appropriées peut encore avoir une utilité sociale au bord d’une route forestière, n’est-il pas vrai ?

Avec cette idée de « droit à disposer de son corps », on fait aussi commodément abstraction de la question du rapport de force dans un monde où, malgré les avancées obtenues par le combat féministe, s’exerce encore partout la domination masculine. Ainsi, Françoise Gil, une « sociologue » présentée comme étant membre du « Syndicat du Travail Sexuel », osait affirmer le 25 juin 2012 dans 20 minutes (ce n’est pas la durée d’un rapport tarifé mais le nom d’un journal prostitué à la pub) :

C’est une aberration de s’en prendre au client, j’y vois une forme de castration. Ce ne sont pas les clients qui sont à l’origine de la prostitution.

Ben voyons ! Le mâle dominant n’y peut rien, le pauvre, si des hordes de prostitué(e)s racoleuses vivent dans l’obsession de son phallus et de la satisfaction de ses désirs virils. Au point que s’il paye, finalement, c’est juste par politesse, un peu pour dire merci à chacune de ces putes qui se jettent sur lui et qui en redemandent, les cochonnes. D’ailleurs, puisque ce ne sont pas les clients qui sont « à l’origine de la prostitution », d’après Françoise Gil, est-ce que ça ne devrait pas être aux prostituées de payer les clients qui ont la gentillesse d’accepter leurs services ? On sait bien depuis Eve que le mâle débonnaire n’y est pour rien : c’est toujours cette salope de femme habitée par le diable qui fait rien qu’à le tenter. Bon, une fois excité, il est peut-être un peu rustre des fois, le pauvre bichon, mais c’est dans sa nature d’homme, et que voulez-vous, il ne faut surtout pas le castrer ! Mais Françoise Gil va encore plus loin :

On fait un amalgame entre les réseaux de prostitution et la prostitution traditionnelle. (…) La prostitution quand elle est volontaire peut être considérée comme un métier, avec des valeurs, des relations humaines et sociales, elle peut être bien vécue. Je ne vois pas la nécessité de la supprimer. D’autant que dans notre société, les prostituées sont utiles et sont un corollaire du mariage.

Il y aurait donc la bonne prostitution (la « traditionnelle ») et la mauvaise prostitution (celle des « réseaux »). La différence entre les deux ? Sans doute la même que la différence entre le bon chasseur et le mauvais chasseur moquée naguère dans un célèbre sketch des Inconnus. On comprend avec cette évocation d’un petit « métier » traditionnel que notre « sociologue » emprunte plus à Jean-Pierre Pernault qu’à Pierre Bourdieu. Mais surtout, on apprend que les prostituées ont une utilité sociale et sont même un « corollaire du mariage », ce qui revient à dire que c’est la prostitution qui sauve le mariage ! En 2012, au XXIe siècle, après des années de déchristianisation, d’émancipation humaine, de combat féministe, après la révolution sexuelle, l’union libre, le PACS, le coming out des homosexuels, la société serait donc toujours organisée autour de l’institution du mariage et de son « corollaire » la prostitution. Abolir la prostitution ? Mais vous n’y pensez pas, aucun mariage n’y résisterait ! Eh bien oui, justement, abolissons la prostitution et finissons-en aussi par la même occasion avec cette institution désuète qu’est resté le mariage réservé aux couples hétérosexuels, héritage à peine repeint aux couleurs républicaines du vieux carcan de l’ordre moral judéo-chrétien ! Quelle imposture que celle des défenseurs de la prostitution qui osent ranger les abolitionnistes dans le camp de l’ordre moral alors que ce sont eux les réactionnaires qui réduisent les femmes à l’état de putes ou de mamans !

Mais revenons à Corinne, la porte-parole des « indépendantes » du Bois de Boulogne citée par Libé, qui affirme que la prostitution procure un « niveau de vie certain » aux péripatéticiennes sylvestres, et qu’elles ne sont pas prêtes à l’abandonner pour un « revenu minimum », d’autant plus qu’il leur serait difficile de « se recycler » à « 40 ans ou 50 ans passés ». On peut d’abord se demander ce qui attend ces inrecyclables à 60 ans ou 70 ans passés, voire à 80 ou 90 ans. Quand bien-même elles cotiseraient (ce qui ne doit pas être très courant) au Régime Social des Indépendants (puisqu’indépendantes elles s’affirment), celui-ci n’est pas réputé pour offrir des retraites décentes à ses affiliés. Le sort des vieilles putes (pardon, des travailleuses du sexe séniors – le monde de la putification ne tolère les termes crûs que dans les films porno) est-il donc plus enviable que celui des bénéficiaires d’un « revenu minimum » ? En outre, l’argument du « niveau de vie certain » est tout de même assez léger en soi : les dealers, les braqueurs, ou encore les proxénètes de tout poil, peuvent sans doute l’utiliser aussi pour justifier l’exercice de leur « activité ». Il se trouve néanmoins que ce type de « métier » a été banni par la collectivité du champ des activités légales pour des raisons qui sont peut-être légitimes, après tout. Et puis, si vraiment la prostitution reste une source de revenu procurant un niveau de vie plus élevé que celui offert par le « revenu minimum », alors la solution est on ne peut plus simple (et j’invite le gouvernement français prétendument de gauche à se pencher sur la question) : augmentons le revenu minimum ! Mieux : mettons carrément en place l’allocation universelle de vie ou le revenu de base inconditionnel ! Alors, les femmes ou les hommes qui ont vraiment une profonde envie de servir d’objet sexuel pourront le faire bénévolement sans avoir à se soucier de leur subsistance.

Autre témoignage, celui de Marie-Thérèse, prostituée « indépendante » :

«Elle veut qu’on fasse quoi ? Qu’on aille toutes à Pôle Emploi ? Ce travail nous permet d’être indépendantes financièrement (…). Najat est une gamine qui ne connaît pas la réalité de la vie et les besoins des hommes. On peut prédire davantage de violence dans les couples et des viols» (Le Télégramme du 30 juin 2012)

On saluera le néo-poujadisme, sans doute inconscient mais tout de même bien dans l’air du temps, de cette petite commerçante « indépendante » qui considère comme plus dégradant et plus aliénant d’aller à Pôle Emploi que de faire la pute. On lui accordera qu’en pleine crise économique, après 10 ans de destruction méthodique de tous les services sociaux par les gouvernements de droite, l’aide offerte par Pôle Emploi n’est peut-être pas à la hauteur des besoins. Quant aux « besoins », justement, des « hommes » en tant que mâles, ils sont ici définis selon une norme que l’on pourrait baptiser la « norme DSK » : un homme, en somme, c’est une grosse brute qui a besoin de niquer n’importe qui, n’importe quoi, à tout moment (cette vision en dit d’ailleurs long sur la réalité glauque à laquelle doit être quotidiennement confrontée Marie-Thérèse). Et donc, l’homme, s’il ne peut plus aller aux putes peinard, il va forcément cogner sa femme et en violer d’autres. C’est dans sa nature d’homme. Sauf que… d’après une enquête du Mouvement du Nid, seulement un homme sur huit a déjà eu recours à « une prestation sexuelle tarifée ». Un Caubère sur huit, c’est déjà beaucoup, certes, mais cela reste incontestablement une minorité au sein de la gent masculine. Tous les hommes qui ne vont pas aux putes éprouvent-ils des pulsions de viol et de violence et passent-ils dès lors à l’acte faute d’être soulagés par un(e) professionnel(le) du sexe ? Les violences faites aux femmes, certes bien trop courantes, seraient dans ce cas bien plus nombreuses qu’elles ne sont. Inversement, les accusations de viol et d’agression sexuelle portées par exemple contre DSK aux Etats-Unis et en France, auraient été immédiatement abandonnées par la justice si la fréquence avec laquelle il avait recours à des prostituées avait pu servir de preuve que ses pulsions sexuelles étaient suffisamment assouvies pour qu’il n’ait nul « besoin » de recourir à la contrainte. On peut au contraire peut-être s’interroger sur la capacité du Caubère moyen à considérer l’autre comme un simple objet sexuel, capacité qu’il partage, même si c’est à un degré moindre, avec l’agresseur ou le violeur. Heureusement, tous les Caubère et les DSK, tous les tringleurs fous, les queutards, les mâles dominants, et au-delà tous les pauvres bougres esseulés, les puceaux complexés, les jeunes mal définis, les vieux délaissés, les simples curieux d’un jour ou les aventuriers fascinés par les bas-fonds, bref tous les clients occasionnels ou récurrents des prostitué(e)s dans leur variété ne sont pas des violeurs. Mais, à la faveur d’une domination fondée sur la force ou sur l’argent, ils ont tous à un moment donné la capacité de faire abstraction de la réalité du désir ou du non-désir de l’autre, de ses émotions, de sa souffrance, tout de même, le plus souvent.

Autre argument :

« Pénaliser les clients aurait pour effet, pour les travailleuses du sexe, de passer de l’indépendance à la clandestinité, nous rendant alors plus vulnérables face aux réseaux mafieux», estime un collectif de prostituées indépendantes lyonnaises dans un courrier adressé aux députés. (…) Valentina, 43 ans, quatre enfants à charge, évoque aussi «les crédits pour la maison, la voiture». «Quand je m’arrête deux jours et que je vois arriver les factures ou l’huissier, je reviens. Deux clients par jour me font 100euros (non déclarés), c’est mieux que l’usine», lâche-t-elle(Le Télégramme du 30/06/2012)

C’est la thèse, très répandue et maintes fois reprises, selon laquelle la prohibition serait un remède pire que le mal, et aggraverait la situation des prostituées. Mais les adversaires de l’abolition prennent le problème à l’envers : si par exemple des femmes n’ont pas de meilleur moyen pour régler leurs dettes et subsister que la prostitution et la bascule dans la clandestinité, cela ne signifie pas que la prostitution est indispensable mais au contraire que les autres moyens de subsistance sont insuffisants et que l’organisation du travail doit être revue. Dans l’antiquité gréco-romaine, un citoyen libre endetté pouvait être réduit en esclavage ou se vendre lui-même comme esclave pour solder sa dette. Le cas de Valentina rappelle que la prostitution est bel et bien, le plus souvent, ni plus ni moins qu’un asservissement.

Le mythe a la vie dure du « plus vieux métier du monde », si vieux qu’il serait impossible à extirper des sociétés humaines. N’allez pas parler aux antiabolitionnistes d’égalité entre les sexes, d’éducation des garçons à une sexualité respectueuse de l’autre et d’éducation des filles à un épanouissement hors de la soumission. N’allez pas leur parler non plus de remise en cause du capitalisme, ce capitalisme qui a réussi au stade actuel de la putification la prouesse d’opérer la synthèse entre la domination masculine la plus traditionnelle et le consumérisme le plus moderne. N’allez pas dire à celles et ceux qui trouvent que tapiner, ce n’est pas pire que de trimer à l’usine, qu’elles ou ils n’ont qu’à envoyer leurs propres filles sur le trottoir ou œuvrer à la transformation des usines. N’allez pas leur dire non plus que les quelques rares prostituées qui affirment avoir choisi librement leur « métier » ont le plus souvent des histoires personnelles difficiles, faites de traumatismes, de névroses et d’addictions dont l’origine est souvent liée à la violence masculine, notamment familiale. N’allez pas leur dire que la violence masculine, la prédation sexuelle, la libido exacerbée à un degré pathologique sont des troubles qui pourraient être atténués sensiblement par un traitement social, éducatif ou médical. N’allez pas leur dire que la misère sexuelle, et naturellement la violence, résultent souvent de la misère économique. Ils vous traiteraient de curés, de peine-à-jouir, de castrateurs, de partisans de l’ordre moral… Cut the crap !

Dans le discours des antiabolitionnistes, il reste toutefois un élément qui ne manque pas de pertinence : la prostitution est souvent rapportée à la question du travail, devenu à la faveur des techniques modernes de management tellement aliénant que les défenseurs de la prostitution peuvent sans être traités de fous présenter celle-ci comme un moindre mal, voire comme une activité qui serait finalement plus désirable que le travail « ordinaire » (du moins celui réservé aux plus démunis). C’est le signe que le travail, pour la majorité des travailleurs, est bel et bien d’ores et déjà ressenti comme une forme de prostitution. Qu’on vende son cul ou qu’on sacrifie sa dignité, sa santé et son intégrité physique et morale en vendant sa force de travail, finalement, dans bien des cas, la différence n’est pas évidente. La putification, en même temps qu’elle légitime la prostitution et la présente comme une fatalité naturelle irréductible, en fait aussi le modèle absolu de toute autre activité humaine. En affichant son vœu d’abolir la prostitution, Najat Vallaud-Belkacem fait preuve d’une louable ambition, mais au stade avancé de putification où nous sommes rendus, cela ne sera possible qu’en mettant en œuvre sur le long terme une ambition encore plus grande : abolir le capitalisme lui-même. Hélas, ce n’est en aucun cas la mission qui a été confiée par le nouveau président Hollande au gouvernement auquel appartient Najat Vallaud-Belkacem.

A propos des gros cons : Mélenchon versus Lordon

La finesse d’analyse de Frédéric Lordon, sa radicalité, son ironie, sa précision, son style, tant dans ses ouvrages que dans ses articles du Monde Diplomatique ou du blog « La pompe à phynance« , en ont fait un penseur incontournable de la gauche, sur le plan économique mais aussi sur le plan philosophico-politique. Dans un article du 2 mai 2012, il revient sur le résultat obtenu par le Front National au premier tour des élections présidentielles. Moquant d’abord la stupeur de « la volaille éditocratique », il affirme ensuite que :

« (…) sans discontinuer depuis 1995, le corps social, quoique se dispersant entre des offres politiques variées, n’a pas cessé de manifester son désaccord profond avec le néolibéralisme de la mondialisation et de l’Europe Maastricht-Lisbonne ; et avec la même constance, le duopole de gouvernement, solidement d’accord, par delà ses différences secondes, sur le maintien de ce parti fondamental, n’a pas cessé d’opposer une fin de non-recevoir à ce dissentiment populaire. La montée du FN n’est pas autre chose que le cumul en longue période de ces échecs répétés de la représentation, le produit endogène des alternances sans alternative qui pousse, assez logiquement, les électeurs à aller chercher autre chose, et même quoi que ce soit, au risque que ce soit n’importe quoi. »

Et Lordon de prophétiser in fine qu’en 2017, « les mêmes causes » risquent bien de produire « les mêmes effets » qu’en 1995, 2002 ou 2012 (l’exception de 2007 étant due à l’habileté du bonimenteur Sarkozy, qui avait réussi, lui le candidat des marchés destiné à devenir « le président des riches » — selon le titre de l’ouvrage des sociologues Pinçon-Charlot — à se faire passer pour le « candidat du pouvoir d’achat »).

Mais Frédéric Lordon  s’aventure aussi en dehors du terrain de l’observation et de l’analyse pour aborder celui de l’action proprement dite. Que faire face à ce phénomène du FN ? Après avoir rappelé à juste titre que le Front de Gauche, seule force à disputer à l’extrême-droite le monopole de la critique des politiques néolibérales, n’existe que depuis 3 ans, et qu’il n’avait donc guère de chances, malgré les espoirs suscités par la candidature de Mélenchon, d’accéder si tôt au pouvoir, il affirme que :

« (…) la gauche (la vraie gauche) commence à donner des signes de fatigue intellectuelle. En témoignent les refus exaspérés d’entendre seulement dire “la France qui souffre”. Assez de la souffrance sociale ! et retour aux explications simples et vraies : ce sont des salauds de racistes. Dans une parfaite symétrie formelle avec la droite qui, en matière de délinquance, refuse les “excuses sociologiques” (…) voilà qu’une partie de la (vraie) gauche, en matière de vote FN, ne veut plus de “l’alibi” de la souffrance sociale. Cette commune erreur, qui consiste à ne pas faire la différence entre deux opérations intellectuelles aussi hétérogènes que expliquer et justifier (et par suite “excuser”), finit inévitablement en le même catastrophique lieu de l’imputation d’essence, seul énoncé demeurant disponible quand on s’est privé de toute analyse par les causes. Les délinquants seront alors la simple figure du mal, n’appelant par conséquent d’autre réponse que la répression. Quant aux électeurs de l’extrême droite, ils sont donc “des salauds”, appelant… quoi d’ailleurs ? La colonie lunaire ? Au déplaisir général sans doute, il faudra pourtant faire avec eux. »

On pourrait objecter avec ironie à Frédéric Lordon qu’une colonie lunaire dotée d’un certain confort (pavillons avec pelouse bien délimitée et télévision branchée sur TF1) pourrait bien faire le bonheur de certains des électeurs du FN, pourvu qu’aucun musulman arabe ou noir, ni peut-être aucun juif, et à coup sûr aucun Rom, ne fasse partie du voyage. Demander la lune pourrait donc être bénéfique pour toutes les parties concernées : « salauds de racistes », « vraie gauche », humanistes, victimes du racisme… On pourrait aussi lui dire qu’à défaut d’une destination extra-terrestre, la Corée du Nord pourrait être une destination suffisamment éloignée de toute menace islamiste pour que les « salauds de racistes » puissent y trouver un asile sûr et y assouvir enfin leur goût de l’ordre et leur amour du « vrai travail ». Il s’agit là bien sûr d’une plaisanterie, mais il ne faut peut-être pas renoncer si vite aux vertus de la peur des Rouges. Même si en réalité, nul militant du Front de Gauche, bien que voué par les défenseurs du libéralisme au culte de Staline ou Pol-Pot, n’ira proposer pour de vrai la déportation massive des « salauds de racistes » vers quelque Goulag, il peut être bénéfique de laisser entendre à ces derniers que certains propos et certains actes peuvent tout de même être source pour eux de graves ennuis.

Plus sérieusement, autant Lordon frappe juste en évoquant le « racisme social » des élites conforté par le vote d’électeurs décidément « affreux, sales et méchants », autant il va trop loin en affirmant que la proposition « les électeurs du FN sont des gros cons » est exactement symétrique à la proposition « les arabes sont trop nombreux ». Invoquant même Spinoza, il accuse les tenants de l’appellation « gros cons » (dont nous sommes) de privilégier par fatigue intellectuelle la catégorisation morale sur la compréhension des causes. Ce faisant, il nous somme finalement de choisir entre l’affect et l’intellect. Mais cette distinction n’est-elle pas abusive et artificielle ? En effet, on peut fort bien poser une injonction morale dans le cadre d’une stratégie politique en expliquant aux électeurs que voter pour le FN les range sans appel dans la catégorie des « gros cons » (ce qui n’a aucun caractère définitif), mais aussi, dans le même temps, chercher à comprendre les causes de ce vote et proposer les mesures politiques, sociales et économiques susceptibles de les éradiquer. Citons ici les propos de Mélenchon au micro d’Europe 1 le 2 mai 2012 :

« La souffrance ne justifie pas ni la délinquance ni la stupidité. Et par conséquent je n’irai pas dire “je vous comprends parce que vous souffrez”. Il n’y a pas plus de problèmes aujourd’hui avec les Musulmans et les Arabes qu’il n’y en avait avec les Juifs avant-guerre. Et ça n’a aucun sens de faire preuve de compréhension. Je dis donc les yeux dans les yeux aux gens qui votent Front National : “vous faites du mal à votre pays et vous nous emmenez nulle part. Mme Lepen ne fait rien qu’à distiller du poison dans notre pays”. »

Si Mélenchon ne disait que cela aux « gros cons », effectivement ce serait peut-être un peu court. Mais il se trouve que lui (avec l’ensemble des forces du Front de Gauche) propose très clairement de rompre avec la soumission à la mondialisation néo-libérale et de remédier aux causes de la souffrance sociale. S’il refuse de faire preuve du type de « compréhension » prôné par ceux qui cherchent à capter les voix du FN, il ne renonce pas pour autant à analyser les causes objectives de l’extrémisation de la droite.

On peut aussi objecter à Lordon que l’analyse du phénomène et une action sur les causes, bien qu’évidemment nécessaires, ne sont pas forcément suffisantes. A ce titre, l’analogie qu’il fait lui-même avec la délinquance peut lui être retournée. S’il est bien vrai que la droite répressive se montre parfaitement crétine, voire criminelle, en refusant aux délinquants toute « excuse sociologique », il serait bien naïf d’imaginer qu’une meilleure justice sociale et un accent mis sur la prévention des causes de la délinquance permettraient à la société de faire l’économie de la sanction mais aussi de la catégorisation morale de la délinquance. Désigner l’électeur du Front National comme gros con, beauf ou facho, c’est lui signifier clairement — au cas pas si improbable où il ne le saurait pas déjà — qu’il est un délinquant de l’idéal humaniste républicain. Après la dédiabolisation médiatique du FN réussie par l’héritière du vieux tortionnaire, la stigmatisation systématique de l’électorat du FN est nécessaire pour rétablir au moins en partie ce que nous avions nommé un « surmoi civique » dans notre précédent article. Paradoxalement, Frédéric Lordon lui-même a d’ailleurs bien remarqué que :

« (…) la présence pérenne du FN a eu le temps de produire ces pires effets d’incrustation, aussi bien, dans les classes populaires, la conversion partielle des colères sociales en haines xénophobes, que, dans les classes bourgeoises (petites, et parfois grandes), la libération d’un racisme longtemps tenu à l’isolement par les conventions sociales et la menace de l’indignité, mais jouissant de nouvelles licences quand 15 % à 20 % de la population rejoignent ouvertement l’extrême droite — et qu’il est désormais permis de vivre sa “foi” à l’air libre. »

Pour que le peuple décidément allergique à la dictature des marchés et à la mondialisation néo-libérale se tourne vers la « vraie gauche » — celle qui sert vraiment les intérêts du peuple — plutôt que vers la droite et l’extrême-droite décomplexées, il faut justement que les gros cons de fachos ne puissent plus vivre leur sinistre foi à l’air libre. Nous n’en voudrons pas plus que cela à Frédéric Lordon d’avoir quelque répugnance à se salir les mains. Tout en reconnaissant lui-même que Mélenchon et le Front de Gauche donnaient une consistance nouvelle à la gauche (la « vraie », selon ses propres critères), il n’est pas allé jusqu’à prendre parti, au sens littéral, et garde donc une position d’observateur engagé qui n’est pas une position de militant. Quant à nous, nous lirons encore avec profit les thèses de Lordon, bien sûr, mais dans l’action présente, nous avons choisi d’agir aux côtés de Mélenchon, et nous ne nous priverons pas d’appeler un chat un chat : oui, un facho est un gros con.

 

Front contre Front

Faut avouer qu’on avait un peu chopé le melon, avec ces saloperies de sondages qui avaient donné Méluche à plus de 15%, voir 17%. Non seulement on le voyait passer devant l’héritière du vieux borgne bouffi (de haine), mais on se prenait à rêver d’un deuxième tour Hollande contre Mélenchon (avouez que cela aurait eu de la gueule !). Mais non, les sondages, comme d’habitude, étaient bidon. Et celui qui avait su faire resurgir les thèmes de la lutte des classes et du progrès social a fini loin derrière le néo-fascisme savamment dédiabolisé par les médias et les faux-frères socialistes. La chute est rude, mais une fois la déception avalée et digérée, il faut sortir du piège confortable (tant on y est habitué) de la déprime et du catastrophisme. Comme le disait Bernard Langlois (@Panouille) sur Twitter le 24 avril :

« Ceux des électeurs de Méluche qui ont le moral à zéro (paraît-il …) sont des puceaux politiques. Ce qu’a réussi leur candidat est déjà superbe ! »

Je me range moi-même dans cette catégorie des « puceaux politiques ». J’ai beau avoir participé à pas mal de mouvements sociaux, avoir souvent voté le plus à gauche possible ou m’être abstenu (mais en toute conscience), jamais je n’avais eu à ce point le sentiment de pouvoir peser par mon action personnelle (le vote mais aussi et surtout l’agit-prop) en faveur d’un mouvement susceptible non seulement de résister à la contre-révolution libérale, mais aussi de relancer une vraie dynamique de conquêtes sociales, d’un mouvement qui ne soit cantonné ni à une radicalité folklorique éclatée et impuissante ni à un réformisme ayant renoncé à toute réforme sociale (quand il ne cède pas tout bonnement à la contre-réforme), d’un mouvement, donc, à la fois radical et unitaire, d’ores et déjà apte à conquérir le pouvoir et à l’exercer. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il était temps de prendre vraiment parti, et c’est pourquoi j’ai adhéré au Parti de Gauche, pas tant parce que « l’heure est grave » que parce que je veux contribuer à cet élan nouveau insufflé par le Front de Gauche qui permet aujourd’hui de réunir sur un même objectif (la révolution citoyenne) des courants socialistes, communistes, trotskystes, écologistes et même libertaires. A ce titre, je trouve d’ailleurs la conclusion défaitiste de l’édito de Bernard Maris dans Charlie Hebdo du 25 avril 2012 erronée :

« Autant que le score de Le Pen, l’effondrement de l’écologie traduit la poussée de la droite. Plus l’écologie s’effondre, plus le capitalisme se porte bien. C’est un des points les plus tristes de ce premier tour. »

Eh bien non, camarade Maris (aurais-tu trop été imprégné par tes lectures sur la défaite de 1940 ?), l’écologie ne s’est pas effondrée : avec les 2,31% d’Eva Joly (candidate d’Europe Ecologie-Les Verts) et les 11,11% de Mélenchon (candidat dont le programme s’appuie sur la « planification écologique »), l’écologie a en fait totalisé 13,42% des voix au 1er tour, un véritable record pour une élection présidentielle. Il n’y a pas non plus de « poussée de la droite », le total de toutes les droites confondues étant passé de 63,57% au premier tour en 2007 à 54,21% en 2012 (ce qui fait que François Hollande, s’il doit bel et bien miser sur l’anti-sarkozysme d’une partie de l’électorat de droite pour l’emporter, doit surtout réussir à faire voter pour lui l’ensemble de la gauche). Quant au score de La Pen, il faut le relativiser : il reste inférieur en pourcentage au total obtenu en 2002 par Le Pen père et Mégret (19,2%). Même la progression en nombre de voix (+2.587.243) de l’héritière de Montretout par rapport à son père (exceptionnellement bas en 2007 en raison de l’effet Sarkozy) est inférieure à celle obtenue par Mélenchon par rapport à Marie-Georges Buffet (+3.278.030). Pourtant, pour reprendre les termes d’Emmanuel Todd, « le FN a eu N. Sarkozy comme attaché de presse très actif pendant 5 ans », le plus étonnant étant finalement que davantage d’électeurs n’aient pas préféré l’original à la copie, et que 27,18% d’entre eux aient encore trouvé moyen de voter pour l’agité.

C’est bien la politique de Sarkozy, Besson, Hortefeux et Guéan qui a légitimé le basculement de nombreux électeurs de droite vers l’extrême-droite. Certes, la « dispersion des classes populaires » (évoquée par l’excellent article de Fakir) et la crise ont permis au FN, malgré les efforts du Front de Gauche, de rester en tête du vote ouvrier. Mais cela n’invalide pas la stratégie anti-FN de Mélenchon, contrairement à ce qu’affirme le sociologue Vincent Goulet, notamment lorsqu’il dit :

« Combattre frontalement le Front National risque de renforcer ses positions. Expliquer à un électeur de Marine Le Pen qu’il se trompe et qu’il vote pour une “semi-démente” n’est guère le moyen de l’inviter à voir les choses autrement. Il est sans doute possible, à partir de ces schèmes qui sont apolitiques et partagés par tous, de proposer des visions de la réalité du monde social alternatives à celles du Front National, de détourner, reformuler et subvertir les thématiques de la peur et du repli pour construire un référentiel politique progressiste. Ce travail ne passe pas seulement par des programmes ou de la “bonne communication” politiques mais aussi par un engagement concret, pratique aux côtés de ceux qui se sentent déclassés, spoliés, fragilisés. Les schèmes sont des catégories fondamentales nées de la pratique, et c’est d’abord dans la pratique qu’ils peuvent trouver leurs prolongements politiques. La lutte pour l’hégémonie culturelle, préalable à la direction de l’Etat pour Antonio Gramsci, doit véritablement s’incarner dans toutes les fractions des classes populaires. »

Vincent Goulet oppose le « combat frontal » contre le FN mené par Mélenchon et une pratique agissant directement sur les « schèmes » dont seraient prisonniers les électeurs du FN. Ce faisant, il semble oublier que derrière la figure emblématique et médiatique de Mélenchon, le Front de Gauche mène aussi au quotidien le combat pour « l’hégémonie culturelle ». Car l’un n’empêche pas l’autre (et bien sûr, il reste énormément à faire, notamment pour toucher les zones de rurbanisation qui n’ont de contact « culturel » avec le monde que par le biais de TF1). Goulet néglige aussi le fait que l’adhésion aux thèses du FN est permise chez beaucoup de ses électeurs par l’affaiblissement de ce que j’appellerais par analogie freudienne le « sur-moi civique ». Un verrou a sauté, en raison du développement de l’individualisme narcissique favorisé par 30 ans de contre-révolution néolibérale et de société de surconsommation, mais aussi en raison du « permis de haïr » en toute bonne conscience donné par la droite dite républicaine, particulièrement sous la présidence de Sarkozy. En d’autres termes, le petit-bourgeois blanc frustré dans son lotissement péri-urbain peut désormais cracher tout haut sa haine, son aigreur et ses fantasmes sans avoir peur de se faire traiter de facho ou de se prendre un pavé dans la chetron. Oui, il faut faire de l’éducation populaire, pour éveiller les consciences, oui, il faut agir sur les conditions objectives d’existence qui poussent quelques esprits faibles — et surtout la fraction du peuple qui a toujours été de droite — vers l’extrême-droite, mais il faut aussi faire usage d’une certaine violence (verbale, légale, et davantage si nécessaire) contre la haine ordinaire, et donc, comme a commencé à le faire Mélenchon, il faut bel et bien rediaboliser La Pen, et stigmatiser sans complaisance les gros cons de beaufs qui votent pour elle. Car toutes les victimes de la crise, tous les habitants de villages péri-urbains, tous les téléspectateurs de TF1, tous les frustrés de la surconsommation, ne sombrent pas fatalement dans le néo-fascisme, même s’ils ont plus de raisons que d’autres de s’y abandonner. Le racisme, la xénophobie, l’homophobie, l’anti-sémitisme, l’islamophobie sont des tares honteuses qui, à défaut d’être éradiquées, doivent se terrer derrière les volets clos des vieux pétainistes transis de peur tandis qu’on extirpe les racines du mal dans le paysage social. Autant que les marchés financiers, les fachos doivent réapprendre la peur des Rouges. Par ses attaques contre l’oligarchie et contre la « semi-démente » durant la campagne, Mélenchon a clairement signifié que les Rouges étaient à nouveau very dangerous. Le Front de Gauche n’a certes pas encore entamé la puissance d’un FN dopé aux stéroïdes sarkozystes, mais alors que le PS et la droite dite républicaine instrumentalisaient le FN au lieu de le combattre, nous avons, nous, peut-être contenu sa progression et établi la ligne de front. Sur les 27,18% d’électeurs de Sarkozy, combien auraient déjà basculé vers La Pen, la portant bien au-delà de 20%, si Mélenchon ne l’avait pas rediabolisée ? A l’inverse, combien d’électeurs de Hollande auraient voté Mélenchon si le traumatisme de 2002 n’avait joué en faveur du « vote utile » ? Mélenchon a lui-même cité  sur son blog une estimation (à prendre comme simple hypothèse) : 30% des électeurs de Hollande auraient été tentés, ce qui aurait pu rapporter 9 points supplémentaires au candidat du Front de Gauche. Ainsi, Mélenchon aurait pu obtenir autour de 20% des voix, ce qui l’aurait placé au-dessus de La Pen (comme quoi cette ambition n’était pas insensée). Dans ce cas, il est vrai, Hollande aurait tourné lui aussi autour de 20%, avec le risque que La Pen se retrouve au 2ème tour face à Sarko. Reconnaissons-le : notre appel d’avant le 1er tour à ne pas céder à la peur du FN est donc invalidé. Le choix des électeurs potentiels de Mélenchon ayant opté au dernier moment pour Hollande était légitime, même si, en donnant de l’avance à Hollande, il a permis objectivement à La Pen de se replacer hélas au centre des débats de l’entre-deux tours, relayant les thèmes de campagne de Mélenchon au second plan. Néanmoins, si le Front de Gauche continue de se renforcer, ce pourrait être bientôt aux électeurs du PS d’avoir à se ranger en dernière minute derrière le seul rassemblement de gauche qui soit vraiment en mesure de faire obstacle à la droite extrême. Il peut paraître paradoxal de l’affirmer à l’heure où nous nous apprêtons à voter pour Hollande dans le seul but de battre le néo-pétainiste Sarkozy. Mais le Front de Gauche est jeune, et la dynamique pour inverser le rapport de force avec le PS est bel et bien enclenchée.

Désormais, quels que soient les noms que revêtiront le parti de La Pen et de l’ex-droite sarkozyste lepénisée, ce sera Front contre Front : Front de Gauche contre Front d’extrême-droite, dans les urnes mais aussi dans la rue.

Ne cédez pas à la peur de Lepen !

Comme Mélenchon l’avait prédit lui-même après le succès de ses meetings à la Bastille, à Toulouse et à Marseille, les médiacrates, passés du mépris à l’amusement, puis de l’amusement à la peur (voir notre précédent article), l’ont trouvé décidément trop dangerous et se sont déchaînés contre lui, surtout durant cette dernière semaine de campagne. Coups-bas, rumeurs et boules puantes, tout a été utilisé pour le discréditer et faire douter les électeurs qui, intéressés par ses idées et son programme, pouvaient avoir encore quelques réserves sur l’homme, sa personnalité, son style, son parcours politique. Comble de l’ignominie, alors que se faisait le black out médiatique sur son dernier meeting parisien le 19 avril 2012 (qui a pourtant réuni plus de 60000 personnes en plein milieu de semaine, ce qu’aucun autre candidat n’a jamais été en mesure de faire), une campagne était menée au profit de Lepen pour la faire repasser devant Mélenchon dans les sondages. Aucun media n’a d’ailleurs souligné que le dernier meeting parisien de « l’héritière de son père milliardaire par un détournement de succession » (ce même Lepen admirateur du collabo Brasillac, plus que jamais obsédé par Nuremberg et le nazisme) avait réuni 10 fois moins de personnes que celui de Mélenchon !

L’offensive avait commencé dès le 9 avril avec la diffusion par Le Monde d’un sondage bidon sous le titre : « Marine Le Pen pourrait arriver en tête chez les jeunes« . Ce n’est que le 17 avril que Mikael Garnier-Lavalley révélait que ce sondage avait été effectué sur un échantillon de moins de 200 personnes en trichant même sur les tranches d’âge. Seul Le Monde, en fin de compte, a été obligé de rectifier. Mais l’opération aura laissé le temps à la peur de faire son chemin auprès de l’électorat, permettant aux deux candidats favoris des médiacrates d’en appeler une fois de plus au « vote utile ».

Le 19 avril, c’était au tour du journal Libération de se distinguer par une Une élégante :

Libé attise la peur

Notons que ce choix éditorial, le jour même où Mélenchon faisait son dernier meeting géant à Paris, n’était pas inéluctable. Voici par exemple la Une qu’un journal de gauche aurait pu (aurait dû) légitimement faire, à condition de ne pas être prêt à instrumentaliser le F-Haine dans le but d’assurer à tout prix la victoire de Hollande (peut-être plus certaine au 2ème tour contre Sarkozy ou même Lepen que contre Mélenchon ?) :

Libé aurait pu favoriser l'espoir plutôt que la peur

Plutôt Lepen que le Front de Gauche, en somme : voilà qui fait écho au fameux « plutôt Hitler que le Front Populaire » de triste mémoire.

En ce dernier jour de la campagne officielle, les sondages font donc à nouveau passer Lepen devant Mélenchon. Et nombreux seront peut-être les électeurs de gauche qui céderont à la peur et voteront Hollande au premier tour non pas par adhésion à son programme, non pas par refus de celui de Mélenchon, mais par crainte d’une répétition du scénario catastrophe de 2002, qui reste un traumatisme profondément ancré dans la mémoire du peuple de gauche. Ce réflexe est humain, mais j’espère vous avoir montré, camarades, citoyens, amis, qui par hasard lirez peut-être ces lignes, que cette peur bien légitime est le produit d’une honteuse mise en scène.

Mais allons plus loin dans la réflexion. Cette peur est suscitée par les sondages, qui placent Marine Lepen en 3ème position. Pourtant, les mêmes sondages placent tous désormais Hollande en tête, à plus de 10 points au moins devant Lepen, donc au-dessus de la marge d’erreur que les sondeurs s’accordent à eux-mêmes. Ainsi, si l’on se réfère à ces données, le seul vrai moyen aujourd’hui de limiter l’influence de Lepen, c’est de placer devant elle le candidat qui se situe dans la même fourchette qu’elle dans les sondages, c’est-à-dire Mélenchon. Les électeurs de centre gauche qui pensent que l’on peut adoucir la dictature des marchés voteront de toutes façons pour Hollande, ainsi que de nombreux électeurs de centre-droit qui ne supportent plus Sarkozy et souhaitent sa défaite. En votant pour le seul candidat qui ose défier les marchés, les électeurs de gauche peuvent donc par la même occasion redonner dignité et honneur à notre pays en faisant retomber l’extrême-droite dans une marginalité dont elle n’aurait jamais dû sortir. Cela constituerait aussi un exemple pour toute l’Europe, où l’extrême-droite, partout, tire déjà profit du discrédit des partis de droite ou de gauche soumis au marché, et attend de cueillir les fruits de la crise. Cela empêcherait aussi après l’élection une réorganisation de la droite autour de Lepen après l’implosion de l’UMP que ne manquera pas d’entrainer la défaite de Sarkozy.

Depuis le début de cette campagne, Mélenchon a instauré un rapport de forces et une dynamique favorables aux idées de gauche. Pour pouvoir peser dans le débat alors même que les marchés financiers s’apprêtent à attaquer, il faut briser l’étau de la peur et placer le Front de Gauche loin devant le Front National.

Pour cela, camarades, citoyens, amis, je vous en conjure, ne cédez pas à la peur irraisonnée distillée par les médias. L’Europe et le monde nous regardent avec espoir. Lisez ou relisez le programme « l’humain d’abord », écoutez ou réécoutez les discours de campagne, et dimanche 22 avril, votez sans crainte et fièrement pour Jean-Luc Mélenchon.

Sauts d’obstacles médiatiques par Jean-Luc Mélenchon

Dans la veine de Pierre Carles, un édifiant montage vidéo de curcumabio :


Edifiant aussi, ce montage de VilnusAtyx sur les erreurs (bêtes ou méchantes ?) de Michel Onfray :

Et du même VilnusAtyx, le gros mensonge de Patrick Chêne :

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