“L’irruption d’Internet a changé les équilibres financiers de la presse, c’est une évidence. Elle a mis celle-ci face au défi du gratuit, rebattu les cartes avec les publicitaires, créé de nouveaux kiosques mondiaux de l’information, comme les monstres américains Facebook et Google, dont la mainmise étrangle tout le monde. Mais elle n’a aucunement créé ex-nihilo ces problèmes financiers.
Il faut en avoir conscience, le financement a toujours été un problème pour la presse d’opinion, le Web n’a rien introduit de nouveau sur ce point, contrairement à ce qu’on tente de faire croire au public pour justifier l’injustifiable, à savoir la prise de contrôle intégrale de l’espace public par de grands conglomérats. Indépendamment du Web, tout système fondé sur la publicité tend naturellement à marginaliser les médias contestataires, que les pubards estiment foncièrement hostiles au monde du business, et dont les lecteurs sont estimés socio-économiquement faibles, peu consommateurs, a fortiori de produits de luxe. Des retraités de l’éducation nationale, des intellos précaires, des pousse-cailloux sans pouvoir d’achat — le cauchemar de l’annonceur. En remontant un peu dans le temps, c’est par un processus finalement semblable que les trois grands titres proches des idées socialistes furent entièrement détruits en Angleterre au début des années 1960, comme le racontent Noam Chomsky et Edward Herman dans La Fabrication du consentement. Une série de faillites et d’absorptions par les médias de l’establishement, qui contribua fortement à la perte d’audience nationale du Parti travailliste. Car c’est cela qu’il faut comprendre : les médias façonnent au fil du temps leur propre public. Quand la pression publicitaire détruit l’écosystème des titres de gauche, les électeurs de ladite gauche se raréfient d’autant plus, fournissant après coup un justificatif à la disparition de ces titres. “Vous voyez bien que personne n’en veut !” Le crime parfait en somme.”
Aude Lancelin, La pensée en otage,
S’armer intellectuellement contre les médias dominants,
Les liens qui libèrent, 2018