“C’est le droit au repos qui est rogné. Au nom du travail, de la “valeur travail”, de “l’amour du travail”, il faudrait travailler sans cesse, sans répit. (…)
La dignité du travail, c’est aussi, c’est surtout le repos. Et c’est leur bataille, aujourd’hui, à nos dirigeants, au nom de la “valeur travail”, de l’attaquer par tous les bouts. C’est le dimanche qui, depuis Sarkozy et Macron, n’est plus chômé dans les supermarchés. C’est les heures sup à multiplier pour se maintenir la tête hors de l’eau. C’est la retraite, qu’ils reculent toujours. C’est, rebelote, une conquête que l’Europe suggérait, sur le congé parental, et que la France, par la voix de son président, a minée, vidée.
La bataille entre le Capital et le Travail, dans notre histoire, c’est sur les salaires qu’elle se joue, bien sûr. Mais c’est surtout sur le temps. Le congé maternité. Le samedi à l’anglaise. La semaine de 40 heures. Les congés payés. La retraite à 60 ans. Tout cela, c’est du temps libéré par les ouvriers. C’est le repos qui, jusqu’alors, appartenait à l’aristocratie, à la bourgeoisie, qui est entré dans la démocratie, pour tous, pour le peuple : le droit au repos.”
François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme, Les Liens Qui Libèrent, 2022
“Le XIXe siècle a promu jusqu’à la caricature le critère que l’on appellera, pour faire bref, les “résultats financiers” comme test permettant de déterminer si une politique doit être recommandée. Le destin personnel s’est transformé en une parodie du cauchemar d’un comptable. Au lieu d’utiliser leurs ressources techniques et matérielles, désormais beaucoup plus vastes, pour construire une cité idéale, les hommes du XIXe siècle construisirent des taudis ; et ils pensèrent que bâtir des taudis était la chose juste et recommandable, parce que les taudis, à l’aune de l’entreprise privée, “cela rapporte”, alors que la cité idéale aurait été, selon eux, un acte fou d’extravagance qui aurait dans le vocabulaire imbécile du monde financier, “hypothéqué” l’avenir. (…) C’est la même règle de calcul financier autodestructeur qui gouverne chaque domaine de notre quotidien. Nous détruisons la beauté des campagnes parce que les splendeurs inappropriées de la nature sont sans valeur économique. Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne versent pas de dividendes… Ou encore, nous avons jusqu’à récemment considéré qu’il s’agissait d’un devoir moral de ruiner les cultivateurs de la terre et de détruire les traditions millénaires de l’art de l’élevage si cela nous permettait de payer la miche de pain un dixième de penny meilleur marché. Il n’y avait rien que nous ne jugions de notre devoir de sacrifier à ce Moloch et Mammon tout en un… (…) Car aussitôt que nous nous octroyons le droit de désobéir au critère du profit comptable, nous commençons à changer notre civilisation. C’est l’Etat plutôt que l’individu qui doit modifier son critère. C’est la conception du ministre des Finances en tant que président-directeur général d’une sorte de société cotée en Bourse qui doit être rejetée…”
John Maynard Keynes, cité par Paul Jorion in François Ruffin, Leur folie, nos vies, Les liens qui libèrent, 2020
Depuis plusieurs jours, Juan Branco se répand sur les réseaux antisociaux en attaques extrêmement violentes contre François Ruffin. Exhibant un montage présenté comme une “exclu” (en fait une version tronquée d’un reportage de Radio Nova datant de 2016), il assène que François Ruffin se serait entendu avec Emmanuel Macron sur le dos de salariés, aurait mis en scène une fausse opposition et aurait simulé des sentiments. “Trahison !”, s’étrangle Branco, “la boule au ventre”, montrant au passage que pour ce qui est de surjouer des sentiments, il n’a peut-être rien à apprendre de personne.
En réalité, Ruffin n’a rien mis en scène et n’a trompé personne. Comme il l’explique dans un post Facebook (qui confirme des faits déjà rapportés par d’autres sources et par le reportage de Nova à l’époque-même des faits), lui et les salariés d’Ecopla ont harcelé Macron tant qu’il était ministre, puis sont montés à Paris pour essayer de médiatiser la lutte, dans le but de mobiliser l’opinion publique et les politiques afin que : “en gros, le tribunal de commerce voie qu’il y a un consensus quasiment national dans les différents partis, avec les différents candidats, y compris les différents syndicats et même le gouvernement pour dire que le meilleur dossier c’est celui d’Ecopla”. En effet, alerté par sa soeur, dirigeante d’une union locale de SCOP, Ruffin soutenait face à un tribunal de commerce rétif un projet de reprise en coopérative. La stratégie de Ruffin, élaborée avec les salariés, et clairement expliquée à Nova, supposait donc une campagne médiatique et politique large, pour obtenir que des politiciens de tous bords et le gouvernement lui-même finissent par soutenir le projet et que le tribunal de commerce finisse par trancher en faveur de celui-ci. Ruffin et les Ecopla ont donc fait la fête de l’Huma, ont eu un rendez-vous au ministère à Bercy et sont allés emmerder plusieurs candidats à la présidentielle pour attirer l’attention sur leur cause. Entre Montebourg, Juppé et Sarkozy, ils sont tombés sur Macron, l’ont engueulé (aucune mise en scène là-dedans, comme en témoigne le reportage intégral de Nova) et ont obtenu de celui-ci qu’il reconnaisse qu’il n’avait rien fait pour sauver la boîte. C’est alors que, comme ça se fait souvent dans les luttes (mais Branco qui n’a peut-être pas mené beaucoup de luttes sociales dans sa vie l’ignore sans doute), Ruffin offre une porte de sortie à la fois honorable pour Macron et avantageuse pour les salariés en lui proposant une stratégie en plusieurs étapes : d’abord il y a la prise de contact en cours et les salariés ressortent “pas contents” (avec son ironie coutumière, Ruffin ne fait que décrire une réalité : lui et les salariés ne sont effectivement pas contents, mais au lieu de l’exprimer au premier degré, il se met comme dans ses films “à la place de” et l’exprime de la façon dont les médias et le public, qu’il s’agit bien de sensibiliser, pourront le percevoir), ensuite Macron s’occupe du dossier (c’est-à-dire fait jouer ses réseaux d’ex-ministre au sein de l’Etat), puis on se revoit et Macron rend compte de ce qu’il aura fait. Macron fait mine d’accepter le plan de route, sans prendre pour autant aucun engagement ferme. Le soir-même, Ruffin et les Ecopla vont quand-même faire chier Macron devant son meeting (ce n’est pas de la mise en scène : ils continuent à lui foutre la pression et à essayer de faire connaître leur lutte). Deux mois plus tard, Ruffin étrille encore Macron dans Fakir, dans un dossier sur Ecopla. Malheureusement, le projet de SCOP qu’il défendait n’aboutit pas, et après une tentative de partenariat avec un repreneur, les salariés jettent l’éponge en mars 2017. La scène avec Macron n’aura été qu’un épisode parmi plein d’autres dans cette longue lutte, et aura juste servi un peu à la faire connaître. Macron n’en a tiré aucun bénéfice électoral, Ruffin non plus (il était candidat en Picardie et Ecopla est en Isère). Le projet a échoué mais méritait d’être soutenu : le précédent des Fralib permettait d’espérer un meilleur dénouement que celui des Whirlpool.
Ajoutons que les premiers concernés semblent reconnaissants envers Ruffin, encore 3 ans après, et malgré l’échec.
Alors, quelle mouche a piqué Branco ? Pourquoi repeindre ainsi Ruffin en traitre manipulateur et simulateur ? Pourquoi tant de haine ? Mystère. Purisme gauchiste de grand bourgeois converti au romantisme révolutionnaire mais totalement ignorant de la réalité des luttes syndicales ? Complètement bloqué dans son délire, Branco s’enfonce post après post, vidéo après vidéo, malgré les commentaires le plus souvent navrés des internautes. Il va même jusqu’à prétendre que la récente confrontation entre Ruffin et Macron à Amiens devant les ex-salariés de Whirlpool serait du “chiqué”, et aurait été “négociée”, ce qui est une accusation à la fois gratuite et idiote : bien évidemment, Ruffin, député local, ne surgit pas par surprise devant le président ; l’événement a été organisé, et chacun essaie d’y faire valoir son point de vue. Cela ne signifie nullement que leur opposition soit feinte. Dans un “Facebook live” du 28 novembre 2019, Branco va même jusqu’à insinuer que Ruffin tairait le rôle qu’a joué sa soeur dans l’histoire d’Ecopla. J’ai été intrigué par ce détail : que voulait suggérer Branco et qu’y a-t-il de gênant à ce que la soeur de Ruffin se soit impliquée dans le dossier Ecopla ? Après une petite recherche sur internet, j’ai trouvé qu’une vidéo postée le 15 novembre 2018 par un compte baptisé “Le Frexit” avait déjà soulevé beaucoup de sous-entendus au sujet de la soeur de Ruffin.
On notera avec amusement la contradiction dans ce délire à la tonalité complotiste : Ruffin cacherait cette mystérieuse soeur qui a été camarade de classe de Macron à Amiens et qui dirige une SCOP, mais la vidéo s’appuie sur des sources qui montrent en fait que l’existence de cette soeur et son parcours sont de notoriété publique et que Ruffin n’a jamais rien caché à ce sujet. On sourira aussi au fait que la vidéo qui ne s’appuie que sur des articles et documents déjà publics est présentée comme un “scoop exclusif”, un peu comme le pauvre montage faisandé de Branco présenté comme une “exclu”. Quant au compte Youtube diffuseur de ce “scoop exclusif”, “Le Frexit”, il se défend d’être lié à l’UPR, le groupuscule nationaliste dont le frexit est le fétiche suprême, mais semble tout de même publier, outre des attaques contre Ruffin, moult éloges d’Asselineau, le gourou de l’UPR.
La vidéo de Branco, de son côté, a été copiée et mise en ligne telle quelle (avec un titre encore plus mensonger) dès le 26 novembre 2019 (le même jour que la première diffusion sur le compte Youtube de Branco) par un compte Youtube baptisé “Collège européen”, dont l’orientation laisse peu de place au doute.
Coïncidence ? 😎
Bon, comme on n’est pas aussi barré que Branco, on n’ira pas jusqu’à chouiner, “la boule au ventre”, qu’il n’est devenu qu’un gros troll de l’UPR, mais on ne peut que constater qu’il en a adopté le style. A tout prendre, malgré de récurrentes erreurs qu’il a d’ailleurs le mérite de reconnaître (celle-ci ou celle-ci, par exemple), et malgré un sens du spectacle et une personnalisation qui peuvent avoir leurs limites, on lui préférera le style Ruffin, moins huppé, plus sincère, et plus utile dans nos luttes.
Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion furibonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture.
Paul Lafargue, Le droit à la paresse, 1883
Le camarade François Ruffin, père de 2 enfants, non seulement député très actif, mais aussi toujours directeur du journal Fakir, vient de sortir un livre (Cette France que tu ne connais pas) — dont je recommande la lecture — et écume les salles de cinéma pour présenter en avant-première son nouveau film, J’veux du soleil. Il semble aussi être un grand lecteur et est également un passionné de foot.
“Je ne vous veux plus comme président, c’est évident. Mais je ne veux plus de président, tout court, plus de président-soleil, astre autour duquel la vie tourne, avec sa cour et ses députés-toutous, président qui concentre en lui (presque) tous les pouvoirs, plus intelligent que soixante millions d’habitants, et qui se prend tantôt pour “la figure du roi absent”, tantôt pour “quelque chose de napoléonien”, le président-despote, comme Montesquieu définissait le despotisme : ce “régime où un seul entraîne tout par sa volonté et par ses caprices”. Un président pour les 14 juillet et les 11 novembre, ça, je veux bien, un président pour les flonflons et les inaugurations. Mais c’est une folie, sinon, le mesurez-vous ?
Le 20 décembre 2018, la LICRA (Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme) publiait un communiqué attaquant violemment le député François Ruffin :
“Le plus grave est en effet intervenu lorsqu’il a exprimé, au sujet du référendum d’initiative citoyenne, des remerciements inattendus : « Oh, il n’a pas fleuri par hasard, il a fleuri parce que des hommes de conviction, nommons-les, Etienne Chouard et ses amis, ont semé, ont arrosé, depuis des années ». Puisque Monsieur Ruffin a choisi de nommer Etienne Chouard, nul ne doit ignorer l’idéologie d’un homme qui figure désormais au Panthéon des Insoumis sans que cela ne suscite, en dehors de Clémentine Autain, la moindre réprobation du parti de Jean-Luc Mélenchon.”
Mario Stasi, président de la LICRA
On conviendra avec Clémentine Autain que François Ruffin aurait pu s’abstenir de citer publiquement un personnage aussi sulfureux que Chouard, non seulement à cause de son confusionnisme, de son complotisme et de ses accointances avérées avec l’extrême-droite la plus ignoble, mais aussi parce que la manière dont Chouard fétichise le RIC risque non seulement de désarmer le mouvement social des Gilets Jaunes mais de nuire à la cause même du RIC. Pour autant, la façon dont Mario Stasi pointe cette erreur est elle-même problématique. En effet, si Ruffin accorde une reconnaissance au rôle de Chouard dans la popularisation du RIC (rôle qu’il serait objectivement difficile de nier, quoi qu’on pense de Chouard), il est totalement abusif d’affirmer que cet homme figurerait désormais “au Panthéon des Insoumis”. Plus loin, Stasi ajoute que Ruffin aurait pour devoir “de ne pas engager un dialogue cauteleux avec des ennemis de la République”, sous-entendant qu’en citant Chouard il ne respecterait pas ce devoir. Il parle même ensuite de “déclaration d’amour de François Ruffin à Etienne Chouard”. Or, on aura beau lire et relire la déclaration de Ruffin, on ne risque pas d’y trouver une “déclaration d’amour”, ni même l’amorce d’un dialogue complaisant avec Chouard. On y trouvera juste la reconnaissance factuelle du militantisme “de conviction” de Chouard en faveur du RIC. Bien qu’étant moi-même adversaire résolu du fétichisme chouardien, je suis bien obligé de reconnaître que Ruffin ne dit en l’occurence que l’exacte vérité. Mais si reconnaître de la conviction chez quelqu’un équivaut à une “déclaration d’amour”, il va falloir réviser sérieusement le concept même d’amour… ou peut-être tout simplement envisager l’hypothèse que Mario Stasi pratique ici une bien curieuse novlangue.
Le mouvement des Gilets Jaunes a connu plusieurs phases : d’abord apparu comme un mouvement anti-fiscal aux relents poujadistes, il s’est enrichi ensuite de revendications sociales et démocratiques à dominante progressiste (au point qu’une bonne partie d’entre elles figurent déjà dans le programme “L’Avenir en commun” de la France Insoumise) qui ont permis à certains militants de gauche ou syndicalistes d’abord réticents (j’en suis) de converger finalement avec cette lutte populaire. D’abord cantonné à un blocage des flux, le mouvement a ensuite pris une dimension insurrectionnelle avec des assauts lancés contre les lieux de pouvoir (Elysée, préfectures…). Après plus d’un mois d’actions soumises à une répression sans précédent de la part d’un pouvoir aux abois, une revendication a émergé parmi les Gilets Jaunes, sur les ronds-points occupés, les barrages, dans les groupes Facebook, les boucles Telegram, via aussi certains des initiateurs du mouvement : le Referendum d’Initiative Citoyenne (RIC).