Chantal Mouffe : “Cette stratégie d’exode est très à la mode dans plusieurs groupes d’activistes. Elle paraît très radicale, mais en réalité on peut la voir comme la forme postmoderne du marxisme traditionnel. Si on y regarde bien, ce que défendent Hardt et Negri est une version plus sophistiquée du déterminisme de la Seconde internationale, mais qui utilise à présent un vocabulaire influencé par Deleuze et Guattari. Ils disent “multitude” au lieu de “prolétariat”, mais c’est une sorte de déterminisme économique. Au centre de leur réflexion on trouve cette thèse : les transformations du capitalisme liées à la transition, au post-fordisme, font que nous vivons une époque entièrement nouvelle. Avec le capitalisme “cognitif”, le rôle central joué précédemment dans la production de plus-value par la masse ouvrière en usines est, maintenant, rempli par la force de travail immatériel, de type intellectuel et de communication. C’est pourquoi, pour se référer à la figure du travailleur collectif immatériel, ils utilisent un nouveau terme, celui de “multitude”. Cette multitude affronte l’Empire, qui désigne le capitalisme globalisé et déterritorialisé, sans centre territorial ni frontières fixes. Hardt et Negri affirment qu’avec le développement de ce capitalisme cognitif, le rôle des capitalistes est devenu parasitaire et qu’avec la montée du pouvoir de la multitude, ils finiront par disparaître. Cette vision optimiste explique pourquoi, selon cette perspective, il n’est pas nécessaire d’essayer de transformer les institutions existantes puisqu’elles sont destinées à disparaître. Ainsi, la stratégie d’exode qu’ils proposent est une stratégie de “désertion”, d’abandon des noyaux traditionnels de pouvoir pour établir, en dehors d’eux, des lieux où la multitude va s’auto-organiser et jouir de l’exercice de ce qui est “en commun”. Ils disent que la démocratie de la multitude s’exprime en un ensemble de minorités actives qui n’aspirent jamais à se transformer en majorité et au contraire développent un pouvoir qui refuse de devenir un gouvernement. La façon d’être de celles-ci consiste à “agir par concertation”, elles refusent de se convertir en Etat. Hardt affirme qu’il y a trois approches du concept de multitude : au niveau économique, multitude s’oppose à classe ouvrière, au niveau philosophique à peuple, et au niveau politique à parti. Il faut dire qu’ils ont récemment modéré un peu ces manières de penser. Ils disent par exemple qu’ils ne sont pas contre l’Etat, mais je ne vois pas bien en quoi leurs déclarations les plus récentes peuvent être compatibles avec l’orientation générale qui est la leur. Continuer la lecture de « Multitude »