Bureaucratie

« Désormais, nous vivons dans une société où davantage de gens sont payés pour réguler des marchés que pour produire des services et des ressources au sein de ces marchés. Contre toute attente, le capitalisme bourgeois s’est mis à produire quelque chose que l’on a toujours décrit comme réservé aux régimes communistes : la bureaucratie.

Dans son ouvrage portant sur ce phénomène [Bureaucratie, Les Liens Qui Libèrent, 2015], l’anthropologue David Graeber part du constat qu’aucune population dans l’histoire du monde n’a consacré autant de temps à la paperasse. Cette inflation de paperasse, n’importe qui aurait tendance à en attribuer la responsabilité (ou culpabilité) aux fonctionnaires, à l’administration, bref à l’Etat. Ce serait se tromper d’ennemi. Pour Graeber, cette bureaucratisation de nos vies est liée aux dernières mutations du capitalisme car les réformes, prises au nom de la flexibilité, de l’efficacité, de la rationalité, produisent en réalité ce qu’il nomme la “loi d’airain du libéralisme” :

“Toute réforme de marché — toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché — aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’Etat.”

L’efficacité, la réduction des coûts et la baisse des prix ne sont donc jamais au rendez-vous. Et contrairement à ce que les idéologues bourgeois ne cessent de répéter — sans la moindre preuve —, un monopole public coûte moins cher qu’un marché concurrentiel. »

Nicolas Framont, Parasites, Les Liens Qui Libèrent, 2023

Sous-bourgeoisie

« C’est la classe intermédiaire qui fait marcher le monde dans un ordre conforme aux intérêts bourgeois et surtout qui décrit celui-ci selon des valeurs et une grille de lecture qui les préservent. Une classe aussi consciente d’elle-même, aussi habitée par la lutte des classes (celle des grandes fortunes), a besoin pour régner d’une sous-classe qui n’ait pas conscience d’elle-même et qui pense que la lutte des classes n’existe pas. »

Nicolas Framont, Parasites, Les Liens Qui Libèrent, 2023

Un grand pouvoir des retraites implique la retraite du pouvoir

« La retraite est une réalité inédite dans sa signification de fond. Nous savons tous que la pension relève du droit du travail : elle n’est ni un patrimoine relevant du droit de propriété, ni une allocation relevant du droit de l’aide sociale. Or, aucune autre ressource liée au travail de la personne n’est à ce point dénouée de ses activités ici et maintenant productives. Quoi qu’il fasse, le retraité est payé, sa pension ne peut pas être supprimée ou réduite en fonction de ce qu’il fait. Et ce lien de la pension à la personne autorise une liberté dans le choix des activités et dans l’utilisation du temps que les retraités n’avaient pas connue avant leur retraite, une situation nouvelle en majorité vécue positivement. Les pensions sont un attribut de la personne, indépendamment de son activité présente. Aucune puissance économique ou politique ne peut réduire ou supprimer la pension, ni imposer aux retraités d’effectuer des tâches qu’ils ou elles ne veulent pas faire. C’est une expérience formidable d’autonomie populaire par rapport au patronat et à l’Etat capitalistes.

Pour une classe dirigeante qui tire tout son pouvoir de son pouvoir sur le travail, qui a le monopole de la décision sur la production et qui l’impose aux travailleurs, que ceux-ci soient indépendants ou dans l’emploi, sans qu’ils puissent décider rien de fondamental sur le travail, la question absolument vitale est la suivante : les retraités sont-ils des travailleurs titutlaires d’un salaire et en capacité de décider du travail qu’ils font, ou sont-ils d’anciens travailleurs retrouvant dans leur pension le différé de leurs cotisations et libérés du travail ? La réponse, non moins vitale, de la bourgeoisie capitaliste est évidemment que les retraités sont d’anciens travailleurs. Le drame est que c’est aussi la réponse de leurs opposants.

Bernard Friot, Prenons le pouvoir sur nos retraites, La dispute, 2023

Féministes réformistes

« Si les féministes réformistes n’ont pas formulé cette invitation [« invitation collective claire » aux hommes à « rejoindre le mouvement féministe pour se libérer du patriarcat »], c’est parce que ce sont elles qui, en tant que groupe social (surtout des femmes blanches bénéficiant d’un privilège de classe) ont lancé l’idée que les hommes seraient tout-puissants. Pour ces femmes, la libération féministe consistait davantage à leur permettre d’obtenir leur part du gâteau à la table du pouvoir qu’à libérer massivement les femmes et les hommes moins puissants de l’oppression sexiste. Elles n’en voulaient pas aux puissants, c’est-à-dire leurs papas et leurs maris, d’exploiter et d’opprimer des hommes pauvres ; elles étaient furieuses de ne pas bénéficier d’un accès égal au pouvoir. Aujourd’hui, beaucoup de ces femmes ont obtenu gain de cause, et surtout la parité économique avec les hommes de leur classe. Par conséquent, elles ont presque perdu tout intérêt pour le féminisme. »

bell hooks, La volonté de changer
(les hommes, la masculinité et l’amour)
, 2004

Le mouvement anti-pass, antichambre de l’extrême-droite libertarienne ?

Amélie Jeammet : « Et comment lisez-vous le récent mouvement “anti-pass sanitaire” ? Vous semble-t-il identique à celui des Gilets jaunes au sens où il serait l’expression d’une partie des classes populaires et moyennes délaissées par le bloc bourgeois ? » (…)

Stefano Palombarini : « En Italie, c’est comme en Allemagne, c’est un mouvement libertarien de refus des contraintes administratives, c’est très marqué à l’extrême-droite. (…) Il y a une sorte de méfiance généralisée envers l’Etat. La composante extrême-droite existe aussi en France, elle est importante, mais cette méfiance est très présente dans les classes populaires et sans doute produite par les événements précédents, pas seulement sous Macron, mais déjà à l’époque de Hollande et Sarkozy. Elle est justifiée mais un peu inquiétante, parce que je n’ai pas l’impression qu’elle soit spécialement dirigée vers le gouvernement présent. C’est plus général : l’Etat réprime nos libertés, l’Etat nous ment, l’Etat contre les citoyens d’une certaine façon. Je ne pense pas que le mouvement anti-pass, en lui-même, ait une énorme importance, mais si on doit l’interpréter comme un signal, ce n’est pas sûr que ce soit un signal favorable à une perspective de gauche au sens où Mélenchon la présente par exemple, et dans laquelle l’Etat aurait un rôle très important à jouer. Si c’est vraiment de la défiance vis-à-vis de l’Etat, ça pose un tas de problèmes, en particulier pour une politique volontariste, protectionniste, avec la planification qui jouerait un rôle, etc. Tout cela demande quand-même d’y croire. Cette méfiance a des racines véritables, en particulier chez les classes populaires : elle risque d’être un obstacle pour une perspective de gauche. »

Bruno Amable & Stefano Palombarini, Où va le bloc bourgeois ?,
La dispute, 2022

Universalisme bourgeois

« Pour Marx, l’histoire est un processus de lutte, de lutte des classes, de lutte des êtres humains pour se libérer de l’exploitation. Si l’histoire n’est autre que l’histoire des conflits, des divisions et des luttes, il devient alors impossible d’analyser le processus historique du point de vue d’un sujet universel et unique. Pour le féminisme, cette perspective est très importante. Du point de vue féministe, il est fondamental de souligner que cette société se perpétue en générant des divisions, des divisions fondées sur le genre, sur la race, sur l’âge. Une vision universalisante de la société, du changement social, depuis un sujet unique, finit par reproduire la vision des classes dominantes. »

Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, La Fabrique éditions, 2019

Le droit au repos

« C’est le droit au repos qui est rogné. Au nom du travail, de la “valeur travail”, de “l’amour du travail”, il faudrait travailler sans cesse, sans répit. (…)

La dignité du travail, c’est aussi, c’est surtout le repos. Et c’est leur bataille, aujourd’hui, à nos dirigeants, au nom de la “valeur travail”, de l’attaquer par tous les bouts. C’est le dimanche qui, depuis Sarkozy et Macron, n’est plus chômé dans les supermarchés. C’est les heures sup à multiplier pour se maintenir la tête hors de l’eau. C’est la retraite, qu’ils reculent toujours. C’est, rebelote, une conquête que l’Europe suggérait, sur le congé parental, et que la France, par la voix de son président, a minée, vidée.

La bataille entre le Capital et le Travail, dans notre histoire, c’est sur les salaires qu’elle se joue, bien sûr. Mais c’est surtout sur le temps. Le congé maternité. Le samedi à l’anglaise. La semaine de 40 heures. Les congés payés. La retraite à 60 ans. Tout cela, c’est du temps libéré par les ouvriers. C’est le repos qui, jusqu’alors, appartenait à l’aristocratie, à la bourgeoisie, qui est entré dans la démocratie, pour tous, pour le peuple : le droit au repos. »

François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme,
Les Liens Qui Libèrent, 2022

Impuissance masculine

« Voilà la plus grande méprise au sujet des hommes : parce qu’ils s’occupent de l’argent, parce qu’ils peuvent embaucher quelqu’un et le licencier ensuite, parce qu’eux seuls remplissent des assemblées et sont élus au Congrès, tout le monde croit qu’ils ont du pouvoir. Or, les embauches et les licenciements, les achats de terres et les contrats de coupe, le processus complexe pour faire adopter un amendement constitutionnel – tout ça n’est qu’un écran de fumée. Ce n’est qu’un voile pour masquer la véritable impuissance des hommes dans l’existence. Ils contrôlent les lois, mais à bien y réfléchir, ils sont incapables de se contrôler eux-mêmes. Ils ont échoué à faire une analyse pertinente de leur propre esprit, et ce faisant, ils sont à la merci de leurs passions versatiles ; les hommes, bien plus que les femmes, sont mus par de mesquines jalousies et le désir de mesquines revanches. Parce qu’ils se complaisent dans leur pouvoir immense mais superficiel, les hommes n’ont jamais tenté de se connaître, contrairement aux femmes qui, du fait de l’adversité et de l’asservissement apparent, ont été forcées de comprendre le fonctionnement de leur cerveau et de leurs émotions. »

Michael McDowell, Blackwater I : La crue, 1983,
éd. Monsieur Toussaint Louverture, 2022.

Grogne

« Mélenchon a raison de dire que certains fâchés ne sont pas fachos, en revanche 100% des fachos sont fâchés. J’ai compté.

La colère est peut-être l’affect-socle de l’extrême-droite. Le facho n’est pas seulement en colère contre la libération anticipée d’un violeur, il est en colère contre tout. La colère lui est un diapason réglé dès le matin, une disposition en attente d’un contenu. Il lui reste à pointer dans n’importe quel objet le truc qui fâche, et à toujours y revenir, et à sembler tirer de ce ressassement une joie mauvaise. (…)

L’extrême-droite, c’est peut-être ça : une mauvaise humeur qui se prend pour un projet politique. Et l’anar de droite ? Une pente contestataire que le passage aigre du temps dégrade en mauvais caractère.

La mauvaise humeur s’autoalimente. Plus elle m’envahit plus je l’exprime, plus je l’exprime plus elle m’envahit. »

François Bégaudeau, Notre joie, Pauvert, 2021

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