Une fois n’est pas coutume, parlons cinéma.
Actuellement à l’affiche dans quelques salles de la France Faible (on laisse la ridicule « France Forte » à d’autres), le moyen métrage Un monde sans femmes, de Guillaume Brac, a été plutôt bien accueilli par la critique (il a d’ailleurs obtenu le « prix du court métrage du Syndicat de la critique », d’après 20 minutes, le journal qu’on peut lire en 20 secondes).
Pour Positif, ce film fait partie de ceux qui « redonnent confiance dans l’avenir du cinéma français ». Les Cahiers du cinéma lui trouvent un « charme profond » et louent « sa légèreté enjouée, sa drôlerie comme sa finesse » teintées « d’amertume ». Les Inrocks ont apprécié « les profondes respirations d’une mise en scène attentive aux paysages ». Pour Le Monde, les acteurs sont « véritablement formidables ». Télérama, encore plus dithyrambique, affirme que « ce conte d’été brumeux évoque à la fois le Rohmer du Rayon vert et le Rozier de Du côté d’Orouët, pour la poésie du quotidien. Comme ses maîtres, le jeune réalisateur manifeste une empathie pour chaque personnage, jusqu’au moindre second rôle. Chronique douce-amère sur la beauté des amours de vacances mais aussi sur la misère sexuelle et la solitude, cet épatant moyen métrage révèle un auteur, Guillaume Brac, et un grand acteur, Vincent Macaigne, par ailleurs metteur en scène de théâtre inspiré ».
Un peu moins enthousiastes sont le Nouvel Obs, qui croit déceler l’influence de Houellebecq dans une « tendance à charger la mule sociologisante », et L’Express, pour qui « les bavardages du coeur ont quelque chose de fatiguant et d’affreusement passé de mode ».
Tout cela est juste. Mais aucun de ces éminents critiques n’a remarqué à quel point on pouvait aussi prendre le titre de ce film au pied de la lettre. Avec l’aide du Nouvel Obs, résumons donc la trame d’Un monde sans femmes : « un été en bord de mer dans un village picard, où deux jolies vacancières (une quadra et sa fille) mettent en émoi un vieux garçon du coin ». Précisons que le vieux garçon, timide, un peu grassouillet et perdant ses cheveux, mais gentil et sensible, lorgne maladroitement sur la mère célibataire, quadragénaire exubérante, généreuse de son rire et de ses « formes », comme disent les lâches du langage (entendez par là : son cul et ses seins), et fringuée « sexy » (mini-jupe ras la touffe et lycra de rigueur). Celle-ci se laissera finalement séduire un soir par un dragueur éphémère mais entreprenant, au grand désespoir du timide. Les choses auraient pu en rester là. Pourtant, ironie du sort, c’est la jolie fille de la quadragénaire, que le dragueur n’avait même pas osé aborder tant il la trouvait gracieuse (donc inaccessible), qui rejoindra le temps d’une nuit le vieux garçon dans son lit.
Moralité, sous formes de clichés :
- si tu es un homme timide, gras du bide, et que tu perds tes cheveux, que tu en chies avec les gonzesses, c’est pas grave, tu gardes quand même une chance de te taper un jour de la chair fraîche ; ne t’abaisse même pas à soigner ton apparence et à peigner ton cheveu, la greluche finira bien par succomber à ta beauté intérieure ; ne cherche pas à lui expliquer qu’une telle différence d’âge n’est pas saine, que tu pourrais être son père, ça risque de l’exciter encore plus ; tu n’y peux rien, c’est son destin ;
- si tu es une femme de plus de quarante ans, tu peux te lever un beauf à condition de t’habiller en pute, et de te comporter en nunuche frivole ; mais ne rêve pas, c’est par défaut qu’il se rabattra sur toi et, comme tu sais au fond de toi-même que tu ne mérites pas mieux, puisque tu as déjà fait ton temps, tu dois fuir le bonheur (qui n’est pas pour toi, fût-il incarné par un petit gros aux cheveux clairsemés), tu dois tomber toujours dans le même piège (être la proie d’hommes qui veulent juste tirer un coup) ; tu te consoleras ensuite en te disant par exemple que s’ils ne restent pas, c’est parce que l’amour leur fait peur ; tu n’y peux rien, c’est ton destin ;
- si tu es une fille d’environ 18 ou 20 ans et que tu as un physique avenant, ouvre de grands yeux de biche et prends l’air un peu perdu ; cultive le mystère, affiche une profondeur intérieure (c’est-à-dire : fais un peu la gueule, ne ris jamais, sauf peut-être aux plaisanteries des hommes plus âgés et au physique pas évident — en tout cas, ce n’est surtout pas à toi de faire rire les autres) ; pleure (c’est émouvant) mais pas trop (c’est relou), et jette-toi au cou d’hommes bien plus vieux et plus moches que toi, même et surtout s’ils n’ont pas réussi à se taper des plus vieilles que toi ; parce que c’est comme ça que tu deviendras une vraie femme qui, dès l’âge de quarante ans, ne vaudra plus rien sur le marché ; tu n’y peux rien, c’est ton destin.
Oui, il faut prendre le titre du film de Guillaume Brac à la lettre. Le monde d’aujourd’hui, qui, malgré la révolution sexuelle, l’affaiblissement du modèle patriarcal, l’égalité des droits, la parité, est plus que jamais le monde de la putification, est bien un monde sans femmes, un monde dont les femmes sont absentes en tant que sujets, un monde dans lequel les femmes sont, encore et toujours, des objets.
Mais imaginons un scenario alternatif pour ce film :
Un père célibataire (vieux beau bon vivant) et son fils (beau jeune homme athlétique et un peu ténébreux) passent des vacances en bord de mer. Leur propriétaire est une femme d’une quarantaine d’années, un peu grosse, un peu négligée, le cheveu pas bien propre. Elle en pince un peu pour le vieux beau, mais n’ose pas lui faire d’avances. Sur la plage, le vieux beau et son fils se font draguer par des jeunes filles délurées, mais le vieux beau embrasse son fils sur la bouche pour faire croire qu’ils sont pédés et échapper ainsi à la drague lourdingue des jeunes filles. Le vieux beau raconte à la grosse qu’il a eu pas mal d’aventures, mais que les femmes ne restent pas longtemps avec lui. On le sent un peu amer, un peu blessé, derrière son apparente joie de vivre. Il semble attendri par la mocheté qui se tortille devant lui mais qui n’ose rien faire. Au moins, elle est douce et gentille. Il pourrait se passer quelque chose… et puis non. Un peu plus tard, le vieux beau tombe sans grande résistance sous le charme d’une vraie croqueuse d’hommes affamée, en boîte de nuit. La petite grosse assiste à la scène et part en pleurant. Mais dans la nuit, le beau jeune homme, qui n’avait pas jeté un regard aux filles de son âge sur la plage ni en boîte, vient la rejoindre chez elle et, la larme à l’oeil, la prend dans ses bras et hume avec tendresse ses cheveux gras, prélude à un doux baiser. Il la soulève ensuite dans ses bras puissants, malgré son quintal (il a fait de la muscu avec son papa), et l’emmène vers le lit où il passeront une nuit d’amour sur laquelle nous jetterons un voile pudique. Au petit matin, il part rejoindre son père. Les vacances sont finies. Dans le car, le père et le fils ne se parlent pas, mais leurs yeux restent pleins de la riche expérience humaine qu’ils viennent de vivre. Chez elle, la petite grosse respire dans l’oreiller l’odeur musquée de son amant d’un soir.
Si un tel scenario était tourné, il n’est pas certain que les critiques le dépeindraient comme une « chronique douce-amère » (Les Inrocks), une « comédie mélancolique » (Télérama), un « marivaudage moderne » (Première) ou un « bijou fragile » (20 minutes). Un tel film serait plutôt rangé dans la catégorie des comédies surréalistes, voire des farces grotesques, et son scenario qualifié d’étrange ou insolite, voire dérangeant.
Car il n’y a décidément pas de symétrie dans ce monde sans femmes.
C’est fou le bien que cela fait de lire des choses pareilles. Visiblement ce que vous avez remarqué dans ce film passe totalement à la trappe auprès des autres. Faut dire, les autres – producteurs de cinéma, réalisateurs, critiques sont en grande partie des hommes. Français, latins, encore empêtré dans les vestiges du monde passé des années 50. Grrr.