Nous sommes en 2022. Plus précisément le 14 mai. Une date à marquer d’une pierre blanche car aujourd’hui, tu as décidé de COURIR. Mens sana in corpore sano, qu’ils disaient. Sauf que mens ça va, mais corpore salaud. Pour conjurer ce mortel ennui que tu sens déjà poindre, tu t’es muni d’écouteurs. Si vraiment il faut courir, autant le faire en musique. Tu as même prévu une playlist spéciale pour te donner du coeur, que tu as intitulée “Yogging”, parce que tu te connais, tout de même : tu auras beau tenter le jogging, ta vitesse de croisière risque d’être plus proche de celle d’un yogi en position du lotus que d’Usein Bolt. Pourtant, tu as veillé à mettre des musiques pour le moins pêchues : Highway to hell d’ACDC, Sabotage des Beastie Boys, Hey boy hey girl des Chemical Brothers, Police on my back de Clash, Crosstown traffic de Jimi Hendrix, Indios de Barcelona de Mano Negra, Stay away de Nirvana, Fucking in the bushes d’Oasis, Black Nite Crasch de Ride, Helter skelter des Beatles, Give me it de The Cure, Lust for life d’Iggy Pop, tous les Sex Pistols (bien sûr), et autres Ramones, Buzzcocks… etc. etc. Avec tout ça, ça devrait le faire… sauf qu’au moment où tu trouves tout de même que les autres joggers te doublent tous vachement vite, tu entends soudain “Sirène”, un morceau que tu avais composé dans les années 1990, et qui n’est pas vraiment dans le même style que la playlist. Sans doute une fausse manip. Tu es tenté de zapper, mais finalement tu te plonges dans l’écoute et te laisses emporter par la douceur monotone du morceau, qui s’accorde bien avec l’atmosphère paisible du canal le long duquel tu cours. Tu en profites d’ailleurs pour faire une photo, pendant que des joggers passent à côté de toi en haletant.
Les souvenirs remontent pendant qu’une femme enceinte te double. Cette piste de piano n’était pas seule, à l’origine. Tu l’avais jouée sur un séquenceur midi Roland JW-50, avec un son de piano, et y avais ajouté tout un arrangement de contrebasse, batterie, et cordes. Il y avait même des paroles que tu as en grande partie oubliées. Il faut dire qu’elles étaient très oubliables. C’est peut-être pourquoi tu avais laissé le morceau dormir pendant des années, le rangeant tout de même dans une compil “Rebuts et déchets” dont tu avais même imaginé l’illustration à partir d’un collage.
Bien plus tard, en 2007, tu avais récupéré la piste de piano midi pour lui affecter un son d’orgue wurlitzer légèrement distordu chopé dans une banque de sons du logiciel Reason et avais envoyé le résultat aux copains et copines de Mon Cul Prod pour qu’ils s’amusent avec (ce qu’ils avaient fait avec le morceau “Lucky nature“). Mais tu t’étais dit qu’un jour, tu reprendrais l’ensemble de l’arrangement pour en faire quelque chose sur ordinateur, en y collant peut-être de nouvelles paroles, de nouveaux sons, de la guitare… Tu en as pas mal dans les tiroirs, des vieilles idées de musique qui trainent et que tu ressors de temps à autre pour en faire un nouveau morceau, même 20 ans après…
Enfin, ça, c’était avant. Avant que ton vieux Power Mac G5 tombe en rade. C’était une antiquité de 2005, mais les logiciels et les plug-ins crackés tournaient impeccablement, et te permettaient de coller par exemple un chouette son de guitare surf années 60 sur un riff joué à la gratte sans même un ampli, de dénicher un son d’orgue Farfisa bien psyché, de masteriser un mix pour lui booster les basses et le rendre plus percutant… Tu en as un paquet, des sessions commencées, avec des pistes que tu as ajoutées et retravaillées au fil des ans, des essais de sons, des réglages qui t’ont pris des heures, et que tu peux reprendre à tout moment pour les peaufiner… enfin que tu pouvais. Parce qu’avec le G5 planté, tu peux oublier. Investir dans un nouveau matériel ? Mais ça coûte la peau du cul, te dis-tu pendant qu’une petite fille poussant sa poupée dans une poussette miniature te double, et tu te vois mal passer des heures à apprendre à te servir de logiciels modernes, alors que ce que tu veux, c’est juste continuer comme avant, avec tes réglages, tes vieilles habitudes… Le vieux G5 est en réparation chez un geek sosie de Richard Stallman qui a parfaitement compris ton problème et t’a même fait miroiter un transfert de toute ton installation sur un vieux Mac Pro de 2009. Et effectivement, avec sa bidouille, tout marche… sauf les logiciels et les plugins dont tu as besoin. La tuile. Et là tu te sens tout nu, sans ordi pour la musique, avec juste tes 5 guitares, ton piano, ta basse, ton ukulele, ta batterie électronique, tes harmonicas… A poil. Comme cette “Sirène” privée d’accompagnement et de voix dont tu écoutes la mélodie qui, finalement, restera peut-être définitivement dans cet état. Tandis qu’une octogénaire appuyée sur sa canne te double, tu essaies de te convaincre que finalement, c’est un mal pour un bien : tu vas pouvoir essayer de faire des musiques dépouillées, lo-fi, peut-être des morceaux constitués juste d’une voix avec un seul instrument en accompagnement, le tout enregistré en live via un téléphone. Et puis au diable la technologie. Tu vas en gagner du temps, et ça te permettra enfin de faire du sport. Courir, par exemple, en écoutant ta playlist “Yogging”. Te voilà tout ragaillardi quand un centenaire te double avec son déambulateur.
Tu devrais peut-être rappeler Stallman, quand-même, et voir s’il ne peut pas refaire une bidouille avec un G5 d’occase.