Situation n°10 : “Summertime”

Enregistrement en répétition de w[n]e
Paroles : DuBose Heyward & Ira Gerschwin
Musique : George Gerschwin
Musiciens :

Pola K : voix
Loran : guitare
Siegfried G : basse, harmonica

? : batterie

Illustration : Serge Victor G

Nous sommes en 2007. L’année précédente, tu as rencontré virtuellement Loran et Pola via le mouvement de la musique libre, qui a transposé à la musique les principes du logiciel libre. Dans les échanges sur les forums des plateformes Jamendo (qui a dévoyé le mouvement pour bâtir un honteux commerce de musique au rabais sur internet) et Dogmazic (plateforme de l’association “Musique Libre”), tu as d’emblée apprécié les interventions de Pola et Loran, mordantes, pertinentes et drôles à la fois. C’est ainsi que tu as découvert Mon Cul Prod, leur site collaboratif proposant notamment des “orgies sonores” auxquelles tu t’es empressé de participer, immédiatement séduit par le côté situationniste, potache et déconnant de la petite bande qui y sévit. Et puis vous vous êtes retrouvés un soir dans Paris pour papoter et improviser dans la rue. Tu avais juste apporté un harmonica, Loran une guitare et une basse acoustiques, et Pola, entre 2 impros bluesy, s’était mise à chanter quelques morceaux de leur composition. Loran t’avait proposé d’essayer la basse. Quelques minutes plus tard, il t’expliquait qu’ils avaient formé un groupe pour jouer leurs compos et quelques reprises, dont le célèbre Summertime de Gerschwin, et qu’ils cherchaient un bassiste.

— Ça te dit ?
— Mais, je suis pas bassiste, avais-tu répondu.
— C’est ça qui est bien.
— Ah.

Te voici donc préposé à la basse dans le groupe w[n]e. Apparemment, ça voudrait dire “warriah not experienced”, mais des fois ça change, et tu comprends pas trop le sens des crochets. Mais qu’importe ? Ne possédant pas de basse, et la basse acoustique de Loran et Pola se révélant inadaptée pour le concert qu’ils ont déjà prévu de faire à “La condition publique” à Roubaix dans quelques semaines, tu empruntes son instrument à Benoît, l’ancien bassiste des Vaches Folles et de Crème Brûlée, qui est flic et tâte désormais plus souvent de la matraque que du manche à 4 cordes. Pauvre monde.
Le génial Manu alias Solcarlus est aussi de la partie. Lui qui te mêle fingers in the nose influences jazzy et Satie ou Chopin au piano, et bidouille aussi de l’electro sur ordi, le voici à la batterie, et il se démerde pas mal. Dommage qu’il déclare vite forfait pour raisons personnelles. Qu’à cela ne tienne, Pola et Loran recrutent carrément un batteur pro qu’ils vont payer pour venir jouer au concert. Être payé pour jouer, quelle drôle d’idée !

Vous voici donc en répétition. Au début, tu te chopes des cloques sur les doigts de la main gauche, pas habitués à appuyer sur des cordes aussi grosses. Sur la plupart des morceaux, tu joues au médiator, parce que c’est comme ça que tu joues de la guitare et que tu n’as jamais appris la basse (remarque, tu n’as jamais pris un cours de guitare non plus, donc c’est pas un argument). Et puis, pour jouer à l’aise avec les doigts de la main droite, tu as l’impression qu’il faut porter la basse hyper haut, et ça pas question. Toi, tu veux jouer à la punk, avec la basse à hauteur de genoux comme Sid Vicious, Jean-Jacques Burnel, Paul Simonon ou Peter Hook. Ou Kim Deal, à la rigueur. Bon, en fait, tu n’as pas de sangle assez longue, donc tu joues juste avec la basse au même niveau qu’une guitare.

Concert à La Condition Publique, Roubaix, 2008. Photo de jackf.

Mais sur Summertime, qui commence en douceur, un coup de médiator claquerait trop, donc tu y vas quand-même avec les doigts, d’autant que le médiator t’embarrasserait quand tu dois choper l’harmonica. Parce que oui, le temps de quelques mesures, tu lâches le manche pour balancer un solo d’harmo. C’est venu comme ça en répèt : tu avais l’harmo dans la poche, Pola avait laissé le couplet partir en instru, Loran restait calé sur sa rythmique de gratte et ne tentait pas de solo, alors tu avais sorti subrepticement la tuyauterie, et l’idée avait été validée. C’est ta seule dérogation au rôle de bassiste discipliné qui fait ce qu’on lui dit de faire, ce qui est somme toute assez plaisant : débarrassé de la responsabilité de chanter et d’assurer des parties de guitare, tu te satisfais pleinement du plaisir plus physique de la basse sur les autres morceaux où ça bourrine davantage. L’instrument est plus massif et plus lourd qu’une guitare. Ça te campe au sol. Les graves vrombissent en provenance de l’ampli derrière toi et les vibrations te remontent dans le corps par les pieds. Ton manque de technique t’interdit les fioritures et tu joues essentiellement sur les deux cordes les plus graves, les plus grosses, les plus vrombissantes, avec pour toute fantaisie un petit coup de flanger sur un morceau. Pas vraiment Jaco Pastorius, quoi.

Concert à La Condition Publique, Roubaix, 2008. Photo de jackf.

Tu garderas longtemps le goût de cet instrument… bien que l’expérience s’interrompe brutalement quand Loran et Pola quitteront Paris juste après le concert à Roubaix. Finalement, tu avais juste été enrôlé le temps d’un concert, comme le batteur, à la différence que lui avait été payé. Être payé pour jouer, quelle drôle d’idée !

Concert à La Condition Publique, Roubaix, 2008. Photo de Mr. Ersatz.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.