Paroles : J’avais pris pour partir quelques précautions d’usage. Des décoctions saphir devaient m’ouvrir le passage, m’envoyer d’un seul tir au but suprême : les nuages. J’avais pris pour finir plusieurs poignées sans bagages. C’était assez pour m’irriter les mains sans ambages, et m’éviter de dire que je frôlais le naufrage. On m’avait vu pâlir sous les effets de la rage. On m’avait vu souffrir de cette erreur d’arbitrage. Nul n’aurait pu prédire quels en seraient les ravages. On s’attendait au pire et de funestes présages me vouaient au martyr inéluctable de l’âge : condamné à croupir sur une vile voie de garage.
Nous sommes en 2005. Tu n’as plus de groupe depuis la séparation de Crème Brûlée en 2001. Quand tu y repenses, tu es partagé : les concerts te manquent, mais pas la galère du transport du matériel avec les bagnoles chargées de fûts de batterie et d’amplis, sans compter les joies de la location de sono (pourrie, forcément pourrie), les balances à faire dans des conditions parfois frustrantes (soit parce que vous devez les faire vous-mêmes, soit parce que l’ingé son s’occupe du groupe principal et que vous, première partie, n’êtes que des pièces rapportées qui devront se contenter de poser leur matos et de laisser la place aux vrais musiciens), le public parfois clairsemé, les patrons de bar acariâtres… Les répétitions aussi étaient devenues une corvée, dans les derniers temps : Jérôme, le bassiste, était de moins en moins disponible et de moins en moins motivé, Benoît, son prédécesseur, n’était plus disponible non plus ; à la batterie, Franck avait montré des qualités de jeu que tu jugeais avec le recul sous-estimées en leur temps, mais la construction laborieuse d’arrangements avec lui avaient fini par vous user, Stéphane et toi. Quant à la perspective de devoir auditionner à nouveau des bassistes et des batteurs, comme durant l’année terrible de 1997, vous n’en aviez plus le courage.
Et puis, après avoir passé la décennie précédente à regarder avec horreur les copains qui fondaient des familles avec enfants (les pauvres vous semblaient aussitôt perdus pour la société), vous en étiez venus vous-mêmes dans les années 2000 à découvrir les joies de la paternité, peu compatibles avec l’enchainement des répétitions et des concerts.
Te voici donc père de famille, troquant les tournées rock contre les promenades avec poussette. Mais la musique est toujours présente dans ta vie, avec les morceaux que tu réalises en solo sur ordinateur. Tes deux premiers albums avaient été étiquetées “Crème Brûlée hors-série” pour bien spécifier que c’était une activité annexe à celle du groupe (tu pensais que Stéphane pourrait présenter ainsi également ses propres productions solo, dans le cadre d’une sorte de label commun). Tu les distribuais sur CD à qui voulait, et tu avais commencé aussi la construction d’un site internet pour diffuser tes musiques en mp3. Comme Crème Brûlée n’était plus en activité, tu prévois de diffuser le prochain album solo sans t’encombrer cette fois de la mention “Crème Brûlée hors-série”, même si l’album allait comporter quelques arrangements de morceaux comme “Jim” ou “Du haut de la roche Tarpéienne” déjà joués sur scène avec le groupe. Tu commences aussi à t’intéresser au monde de la musique libre, et tu te dis que cet album pourra peut-être intéresser le public de cette communauté. Il te faut encore quelques morceaux pour constituer un album digne de ce nom. Parmi eux, l’un t’inspire des paroles de circonstance.
Il s’agit d’un morceau très rock, avec un riff de guitare à la Keith Richards que tu avais parfois fait tourner en répèt avec Crème Brûlée sans que cela suscite d’engouement de la part des copains. Tu lui as ajouté une batterie programmée sur ordinateur dont tu as minutieusement travaillé le son pour qu’il remplisse vraiment l’espace sonore, et que la guitare (une seule guitare !) et la batterie se suffisent en elles-mêmes. Un peu d’harmonica sur les refrains et c’est tout. Pas de guitare additionnelle, pas de claviers et quasiment pas de basse ni de bruitages dont tu surcharges habituellement tes arrangements. Puisque tu n’auras pas à jouer le morceau sur scène, tu te permets une partie vocale impossible à chanter en jouant la rythmique de guitare en même temps (en groupe, la solution aurait été de confier à Stéphane ou bien le chant ou bien la rythmique, mais une sorte de loi tacite faisait que celui qui chantait faisait la rythmique et que l’autre prenait alors en charge la guitare solo et les choeurs ; mais inutile d’y penser puisque le groupe n’existe plus, de toutes façons).
A l’approche de tes 35 ans, c’est le thème de l’anniversaire qui t’inspire un texte dont tous les vers de 13 pieds (il eût été trop simple de se limiter à des alexandrins, non ?) comporteront une rime en “age”, avec une césure à l’hémistiche en “ir”. Alors que tu as toujours plutôt eu pour habitude de composer et d’écrire sans aucune règle, te voici donc en train d’en passer par une contrainte digne de l’OuLiPo. Cela a-t-il à voir avec les contraintes de la paternité et du vieillissement ? Ou bien est-ce une façon de te distancier d’une décennie d’excès qui t’ont finalement écarté de choses essentielles que tu découvres enfin ?