Nous sommes en 1994. Tu es objecteur de conscience. Le service militaire étant toujours obligatoire, tu as été convoqué l’année précédente à la caserne de Blois pour “les 3 jours” qui durent en fait une journée… sauf que toi, pas de bol, on t’avait convoqué l’après-midi, ce qui t’avait contraint à passer une nuit dans la caserne. Anarchiste tendance communiste libertaire, tu es évidemment viscéralement antimilitariste, et préfères les réunions de rédaction de la revue Noir et Rouge, chez Jean-Pierre Duteuil (fondateur du Mouvement du 22 mars en 1968, puis des éditions Acratie) ou donner un coup de main au groupe antifasciste REFLEXes (Réseau d’étude, de formation et de lutte contre l’extrême droite et la xénophobie) plutôt que d’aller ramper dans la boue sous les ordres d’une brute avinée. C’est donc avec la ferme intention d’essayer de te faire réformer “P4” (pour “motifs psychologiques incompatibles avec le service militaire”) que tu t’étais rendu à la caserne. Après différents tests et un repas du soir à une heure où tu eusses préféré un goûter, tu t’étais retrouvé enfermé avec d’autres bougres dans un grand dortoir pour être réveillé à l’aube le lendemain, à une heure où tu eusses préféré rentrer de soirée. Dans l’intervalle, tu avais eu droit à un festival d’odeurs, de ronflements et de pets. Une vraie ambiance de chambrée, quoi. Puisque la porte du dortoir était fermée à clés, ceux qui avaient eu envie de pisser pendant la nuit n’avaient eu d’autre solution que d’ouvrir une fenêtre et de se soulager au-dessus du vide.
Dans le questionnaire qu’on t’avait donné à remplir le lendemain, tu avais coché toutes les cases mentionnant des problèmes psychologiques, des prises de drogues, des troubles… Mais une fois convoqué devant le psy, tu avais été pris d’une immense lassitude : non, tu n’allais pas faire l’honneur à ces cons-là de simuler la folie, de te rouler par terre et de faire toutes les conneries dont tu avais entendu des réformés P4 se vanter. Quand le psy avait commencé à te questionner, tu lui avais juste dit que tout allait très bien pour toi mais que tu refusais absolument de faire le service militaire. Après t’avoir rétorqué que tu n’avais qu’à écrire une lettre pour demander à être objecteur de conscience, il t’avait déclaré apte.
Heureusement, un copain de REFLEXes t’avait tuyauté sur le CICP (Centre International de Culture Populaire, fondé par d’anciens maos) qui se trouvait rue de Nanteuil à Paris, et qui employait des objecteurs. Avec lui, mais aussi Stéphane P, ton complice du groupe Les Gniards et Eric des Black Noddles (groupes où tu jouais du clavier et de l’harmonica), vous vous étiez retrouvés “objos” chacun dans une asso différente. Toi, tu avais atterri à Dif’ Pop, qui diffusait des livres gauchistes dans les librairies parisiennes (voir Situation n°12).
Etre “objo”, c’est d’abord être puni de n’avoir pas voulu faire le service militaire, en conséquence de quoi ton service pas militaire dure 20 mois au lieu de 10. Mais l’avantage de bosser pour une asso dirigée par une ancienne mao, c’est qu’elle ne te fait accomplir qu’un mi-temps, ce qui te laisse le loisir de faire de la musique, et même de lui emprunter en loucedé la 4L marron avec laquelle tu fais tes livraisons pour Dif’ Pop. Cela te permet d’aller plus facilement répéter avec ton clavier Roland JW-50, sur lequel tu préfères jouer plutôt que sur des pianos ou synthés de location au studio Luna Rossa où vous avez vos habitudes (depuis que vous avez cessé d’aller répéter dans une grange à Brétigny, au fin fond de l’Essonne). Il faut dire que trimballer un clavier dans un bus bondé aux heures de pointe, c’est pénible, surtout quand des gens serrés comme des harengs commencent à jeter des regards noirs vers cette grosse boîte que tu portes et qui prend toute la place.
A chaque répèt, tu viens avec “Roger et ses couteaux”, c’est le surnom que tu as donné à un vieux magnétophone des années 70 avec lequel tu enregistres quand tu penses à enfoncer les touches record et play, qui ont la fâcheuse habitude de se relever toutes seules, d’où les couteaux qui servent à les coincer.
Ce jour-là, la répèt’ des Black Noddles n’est pas tout à fait comme les autres. En effet, Stéphane P, des Gniards, a tapé l’incruste, et comme Eric et Stéphane “guitar hero” tiennent déjà les guitares et qu’il n’y a pas de troisième ampli dans le studio, tu lui laisses parfois le clavier, ou bien ton micro pour qu’il puisse jouer de l’harmonica. Et puis il y a Aymeric à la batterie (le copain de Karine, la saxophoniste du groupe), qui est venu remplacer Philippe, votre batteur attitré, qui a dû s’absenter quelque temps pour le boulot. Comme souvent en répèt, avant de travailler les morceaux que vous voulez jouer en concert, vous commencez par une impro. Cette fois, après le démarrage, tu fonces enclencher Roger et ses couteaux, parce qu’Aymeric à la batterie, c’est quelque chose. Non que Philippe ne tienne pas la route, mais Aymeric, eh bien, il est batteur dans un groupe en train de devenir pro : les Silmarils. Et ça se sent.
Les Silmarils, c’est un groupe de l’Essonne qui a commencé entre le punk et le ska, avant de se convertir au style fusion qui devient de plus en plus à la mode, avec des groupes comme Suicidal Tendencies, Rage Against the Machine, Urban Dance Squad, Red Hot Chili Peppers…
Ils sont encore à la recherche d’un label, mais ils enchaînent déjà les concerts où “Cours vite”, notamment, déchaine les foules. Ce style de musique, ce n’est pas du tout le vôtre avec les Black Noddles, qui restent cantonnés dans la soul et le blues, Eric cherchant à tirer vers le funk, tandis que Stéphane “guitar hero” et toi avez plus d’appétence pour le rock garage, noisy ou psychédélique. Mais vous allez volontiers voir jouer les Silmarils qui sont impressionnants en concert. La réciproque n’est pas vraie, même si on peut apercevoir Aymeric derrière toi sur une photo prise lors d’un concert des Black Noddles à Cergy-Pontoise. Car vous ne jouez clairement pas dans la même cour. Et tu t’en rends d’autant mieux compte quand Aymeric commence à cogner sur les fûts de la batterie au Luna Rossa. Ça envoie, quoi. Tu sens d’ailleurs que les guitaristes et le bassiste ne jouent pas tout à fait comme d’habitude : leurs riffs se font tout de suite plus lourds. Avec Stéphane P à l’harmo et toi au piano, vous essayez de suivre, même si vos instruments ne sont pas franchement taillés pour le metal. Et quand les autres semblent lâcher l’affaire après cette mise en jambe, tu essaies de prolonger le plaisir en relançant la sauce au piano, sur lequel tu te mets à cogner comme un sourd, espérant qu’Aymeric va embrayer. Et puis non, ça ne prend pas, la batterie s’arrête, les autres vont régler leurs amplis. Tu abandonnes alors et vas arrêter Roger et ses couteaux, quand tu entends Stéphane “guitar hero” dire : “et si on jouait ?”
Tu te dis : “ben quoi, on était en train de faire une pétanque, là ?”