Situation n°22 : « Barcelone »

Morceau diffusé sous licence Creative Commons BY-NC-SA
Extrait de l’album “Not Dead” (2011-2070)
Paroles & musique : Siegfried G
Musicien :
Siegfried G : voix
, claviers, guitares, programmation
Illustration : Domaine public
Paroles :

Barcelone
Tu fus la dernière à tomber
Barcelone
Le dernier rempart des damnés
En criant « vive la mort ! »
Les milichiens ont tué
Le grand rêve et de l’âge d’or
Il n’est plus rien resté

Barcelone
Tu étais la fierté des gueux
Barcelone
Dernier espoir des hommes sans dieu
Dans les caves de Barcelone
Les combattants terrés
Attendent que le glas sonne
Tous seront fusillés

Barcelone
Mais que reste-t-il de tous ceux
Barcelone
Qui sont morts pour vivre mieux
En 1939
Dans toutes les rues
On enterre un monde neuf
Tant pis pour les vaincus

Ils sont passés à Barcelone
Les assassins
Que leur dieu pardonne
Si tu vas à Barcelone
Tu n’verras rien
Les hommes s’endorment
Les hommes s’endorment
Les hommes s’endorment

No pasaran !

Nous sommes en 2003. Tu ne joues plus dans aucun groupe, ou plutôt tu joues de la tétine et du biberon dans un nouveau groupe qui ne te laisse guère le temps de faire autre chose de tes jours et de tes nuits, à côté du boulot de prof auquel tu as fini par t’habituer (c’est tout de même mieux que d’aller à l’usine). Mais tu as accumulé durant la décennie précédente une foule d’idées de morceaux, dont tu as gardé des enregistrements sur des cassettes de magnétophone, des disquettes de séquenceur JW-50, des cassettes d’enregistreur 4 pistes TASCAM, des sessions de logiciels (SoundEdit, le tout premier séquenceur sur PowerMac que tu as utilisé à partir de 1997, Deck II, Cubase, ProTools, Rebirth, Reason…).

Avant de découvrir les joies de la paternité, tu avais accouché à la fin des années 90 de deux albums solo auto-produits sous le nom de Siegfried G et un mini-album sous le nom de Psychonada. En ce début de XXIe siècle, tu as déjà quelques morceaux aboutis que tu songes à réunir sur un album que tu intitulerais « Particules » pour peu qu’un jour tu puisses dégager un peu de temps pour le finaliser. En attendant, tu remets ponctuellement la main à la pâte sur des morceaux en chantier depuis plusieurs années, mais il y en a un qui te pose problème : « Barcelone ». C’est une chanson que tu as composée au début des années 90, lors de tes premiers essais à la guitare, même si pour le jouer en concert avec les Gniards, il te fallait passer au piano, le groupe ayant déjà deux guitaristes. Eric n’aimait pas le côté lugubre du morceau (réminiscence peut-être des mélancoliques « Barcelone » de Boris Vian et « Spanish Bombs » de The Clash passés à la moulinette Velvet Underground), ce qui t’avait conduit à le chanter toi-même (dans une tessiture trop grave pour ta voix dont tu n’avais pas encore admis qu’elle n’avait pas le même timbre que Nick Cave). Mais il aimait bien se lâcher à la guitare sur le crescendo final, et cela t’avait évité de batailler pour que le groupe joue le morceau, ce que tu n’aurais de toutes façons pas fait, tant l’idée de devoir dire à des gens de faire ce qu’ils n’avaient pas envie de faire te répugnait, même si tu étais convaincu de tenir une idée valable.

Après le départ d’Eric du groupe, néanmoins, le morceau avait été abandonné. Tu avais tout de même essayé d’en graver une version en solo vers 1997, avec une guitare Yamaha électro-acoustique et surtout la Telecaster que tu avais acquise pour jouer dans le groupe Crème Brûlée (en te lâchant toi-même sur le son du solo final, tu avais compris ce qui avait fait kiffer Eric malgré son peu d’intérêt initial). Tu avais ajouté ensuite sur séquenceur Roland JW-50 un arrangement d’orgue, piano, basse, batterie et timbales, remixé par la suite sur ordinateur. Tu aurais bien aimé le jouer avec des vraies timbales d’orchestre, mais bizarrement, tout le monde à la maison n’aurait pas été d’accord. Tu t’étais donc contenté des sons plutôt bien imités du Roland.

Pourtant, tu n’avais intégré « Barcelone » dans aucun des deux albums solo que tu avais réalisés en 1998 puis 1999. Le thème de la guerre d’Espagne ne s’accordait pas avec le premier, et, dépassant 8 minutes, le morceau était un peu long pour le second, et puis il restait quelques retouches à faire pour parfaire le mix (tu avais plusieurs fois ajouté, puis enlevé des enregistrements de Mussolini et Franco, remplacés finalement par des bruits de rue de mai 68 sur solo d’orgue en intro). A présent, tu es plutôt satisfait du résultat musical et tu songes à intégrer le morceau dans ton prochain album solo mais quelque chose te chiffonne : il s’agit du texte. Ce n’est pas que tu désavoues le côté lugubre ni la fascination pour la guerre d’Espagne qui t’habitait lors de la composition, mais la première phrase, « Barcelone, tu fus la dernière à tomber », t’irrite depuis que tu t’es rendu compte que non, Barcelone n’avait pas été la dernière à tomber. En effet, même si c’est bien à Barcelone que s’était replié le gouvernement républicain face à Franco, avant la dernière retirada vers la France, Madrid encerclée avait résisté encore deux mois de plus.

Tu n’as toujours pas digéré, un an après la sortie du tube d’Indochine « J’ai demandé à la lune », que Nicola Sirkis chante « on était tellement sûûreuh » pour rimer avec « aventuureuh », alors que « sûr » s’accorde avec « on » et n’a donc pas de « e » final. Alors ce n’est pas pour balancer des paroles contenant cette fois une erreur historique ! Il faut croire que l’Education nationale a déteint sur toi.

Il y a aussi ce « no pasaran » que tu as cru bon de bramer. A quoi bon répéter ce mantra depuis 1936 alors que justement ils sont passés et qu’on n’a pas réussi à les arrêter, malgré l’héroïsme de Durruti ou des Brigades Internationales, les avions de Malraux, la bonne volonté d’Orwell…

Pire : entre références allusives à L’Âge d’or de Bunuel et Pour qui sonne le glas ? d’Hemingway, tu as osé écrire « les milichiens ont tué », reprenant une formule de Bérurier Noir dans « Le renard ». Mais durant la guerre d’Espagne, des miliciens, il ne s’en trouvait pas que dans les milices nationalistes mais aussi dans les milices anarchistes, les milices du POUM, etc. Ce n’est pas clair, ce passage. Et puis, dans « Le renard », les Bérus parlaient de « violer » ou « enculer » les riches, et ce côté keupon bas du front et violent t’emmerde. Tu as passé l’âge, non ? Tu n’assumes plus « les milichiens » mais si tu les remplaces simplement par les « miliciens », cela renforcera la confusion entre milices fascistes et milices antifascistes.

Bref, tu te dis qu’avant de publier « Barcelone », il va falloir que tu modifies les paroles et ré-enregistres la voix en conséquence. Et c’est là que ça coince : rien, absolument rien ne te vient en remplacement de « tu fus la dernière à tomber », « les milichiens ont tué » ou « no pasaran« . A chaque fois que tu relances la session de travail dans l’ordi et que tu fais des essais de voix, tu sèches complètement. Pas moyen de te sortir de la tête les vers incriminés, comme s’ils avaient été gravés dans le marbre de ton inconscient à l’époque où tu chantais le morceau avec Les Gniards 10 ans plus tôt.

Finalement, tu quittes la session, conscient que tu ne la rouvriras plus, peut-être bien jusqu’en 2025, quand tu seras redevenu assez punk pour dire : « Voici ma chanson, telle qu’elle m’est venue, les paroles on s’en fout, et si ça vous dérange, vous pouvez aller manger vos morts, no pasaran ! ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.