Paroles : Aurélie sait Que je ne lui veux que mon bien. Quand elle essaie Sur moi son regard de satin, Mon sang fait des bulles, Mon sang fait des bulles.
Nous sommes en 1999. Tu joues de la guitare dans le groupe Crème Brûlée. Cela a pris du temps, mais vous tenez enfin une formation solide, dans la veine noisy pop (le nom “Crème Brûlée” a été inspiré par le titre d’un morceau de Sonic Youth) ou power pop. Après avoir usé deux batteurs et deux bassistes, vous obtenez enfin des résultats satisfaisants et, semble-t-il, durables, avec Jérôme à la basse, qui ne manque pas de feeling ni de culture rock, et Franck à la batterie. Avec Franck, cela n’a pas été simple, car il écoute surtout du reggae et du Zappa, et il a une fâcheuse tendance à repartir à contretemps après un roulement hasardeux. Les répétitions ont souvent été laborieuses et les incompréhensions pesantes. Et pourtant, alors que tu travailles sur ordinateur au mastering de la demo que vous venez d’enregistrer, tu mesures tout l’apport de Franck : son jeu à la fois tout en finesse et puissant, technique mais sans esbroufe et non dénué de groove même sur des rythmes binaires, te fait un peu penser à celui de Topper Headon, le fameux batteur de The Clash. Tu te rends même compte que l’empreinte de vos premiers batteurs, Alessandro ou Erwan, au style plus stoner rock (coucou Dave Grohl), vous a peut-être poussés à ne pas apprécier à sa juste valeur l’apport de Franck. Cela te saute aux yeux, ou plutôt aux oreilles, alors que tu tentes des réglages de compresseur et de limiteur sur le mix que t’a remis Stéphane L (surnommé “guitar hero”), que tu as connu comme guitariste dans les groupes Black Noddles et Les Vaches Folles, et qui, étant devenu ingénieur du son, vous a pris comme cobayes pour se faire la main sur les 3 titres que vous avez choisi d’enregistrer dans son studio : “Aurélie sait“, “On s’est marré” et “Le goût de la fuite” (vous avez aussi enregistré sur ton 4 pistes Tascam trois autres morceaux dans un studio de répétition, mais le résultat lo-fi est bien moins exploitable).
“Aurélie sait” est un morceau que vous avez toujours eu du mal à réussir en live, car tu joues ta partie de guitare en accordant la corde grave en ré au lieu de mi, ce qui, faute d’accordeur à pédale de bonne qualité, te met en situation de sonner faux si, pendant le changement de morceau, tu t’accordes mal (les guitaristes pro, dans ce genre de situation, prennent juste la guitare qu’une petite main leur a accordé en conséquence, mais tu n’as que ta Telecaster et pas de petite main amie pour te préparer une guitare de rechange). L’autre écueil est l’harmonie vocale : sur les couplets, tu doubles la voix de Stéphane une tierce en-dessous, mais les balances en concert étant souvent faites à l’arrache avec des sonos de merde et sans retour, l’exercice est périlleux… surtout si ta guitare joue faux dans le même temps et est la seule chose que tu entends vraiment dans le feu de l’action. Pour peu que Franck parte à l’envers après l’intro, ce morceau pop peut vite finir en free jazz inaudible.
Heureusement, pour l’enregistrement de cette demo, Steph “guitar hero” a mis les petits plats dans les grands. Il vous fait doubler vos parties de guitare, enregistrées sur deux amplis Marshall JCM 900, afin de leur donner plus de coffre et les répartir en stereo. Tu te payes même le luxe de cumuler ton riff d’intro avec un crescendo à la wah wah pendant que la guitare de Stéphane entame sa rythmique. En live, c’était l’un ou l’autre : le riff ou la wah wah, mais impossible de jouer les deux en même temps. C’est au moment de l’entrée des voix que tu passes à une rythmique monotonale. A l’origine du morceau, tu avais imaginé cette rythmique avec d’autres paroles, et puis Stéphane t’a montré une autre idée de morceau qu’il avait eue : sa mélodie de voix était quasiment la même que la tienne, mais ses paroles sonnaient mieux, et sa rythmique de guitare pouvait se superposer à la tienne sans problème ; les deux s’assemblaient parfaitement et s’enchainaient bien avec l’idée de refrain que tu avais trouvée, sur laquelle Stéphane ajouta alors un riff sans difficulté, et un solo final bien inspiré. Seul problème : Stéphane n’avait des paroles que pour un couplet, et rien pour le refrain. Qu’à cela ne tienne : le couplet serait répété, et le refrain affublé simplement de “ouh ouh” et “ah ah”. A l’usage, tu te dirais peut-être que c’était dommage de ne pas avoir enrichi le morceau d’autres paroles, et tu serais un peu gêné par le sexisme sous-jacent de la phrase “Aurélie sait que je ne lui veux que mon bien”, mais sur l’instant, tout ce que tu vois, c’est que ça sonne bien, et “Aurélie sait” constitue aussi un clin d’oeil amusant aux morceaux de Lou Reed et du Velvet Underground que vous avez tant écoutés avec Stéphane : “Stephanie says”, “Candy says”, Lisa says”, “Caroline says”.
Tu trouves que Steph “guitar hero” a vraiment fait du bon boulot avec la prise de son et le mix. Ta voix est peut-être un peu sous-mixée par rapport à celle de Stéphane, mais même si on ne l’entend quasiment pas, son harmonie renforce la sonorité de la voix de Stéphane, et c’est tout ce qu’on lui demande, finalement. Il ne te reste plus, avec le mastering numérique, qu’à donner plus d’attaque à la batterie et à booster le son avec de la compression. Les copains sont contents du résultat, qui sonne désormais assez pro, et tu te dis qu’avec la demo qui commence par ce morceau, vous allez pouvoir démarcher pour des concerts et passer à la vitesse supérieure. Les années 2000 n’auront qu’à bien se tenir, et le nouveau siècle entendra parler de Crème Brûlée. Tu ne sais pas encore que quelques mois plus tard, Jérôme sera aux abonnés absents, que vous aurez la flemme de retravailler de nouveaux morceaux avec Franck, avec lequel vous romprez sèchement et injustement tout contact, et que le groupe sera mis en stand by pour plusieurs années, jusqu’à ce que Stéphane et toi réenregistriez une nouvelle version plus electro et moins inspirée du morceau, qui ne sera d’ailleurs plus joué par la suite, durant l’éphémère reformation du groupe de 2008 à 2010.