C’est à l’occasion des dérives textuelles et musicales du projet “Situations” qu’est née l’idée de ce concept de “Cris et chuchotements” dont l’intitulé emprunte ironiquement au cinéma d’Ingmar Bergman : des morceaux exécutés en live à la maison, avec des lunettes de soleil (parce que c’est plus facile qu’avec des gants de boxe), un ou deux instruments, un téléphone portable pour capter les images et le son, avec éventuellement le renfort d’un ordinateur portable pour filmer des contre-champs. Pour les cris, on ne s’interdit rien, mais par la force de la vie de famille et d’une compagne qui travaille souvent à la maison, on s’en tiendra plutôt pour la voix aux chuchotements.
Le répertoire sera constitué selon l’humeur et les capacités du moment de nouveaux arrangements d’anciens morceaux de notre répertoire, de reprises (Velvet Underground, Oasis, Neil Young, Beatles, Guided By Voices, Sex Pistols…), voire de nouveaux morceaux encore inédits.
Pour inaugurer cette série, voici deux versions de “Waiting for the man” du Velvet Underground, avec ukulele pour la première, ukulele et harmonica pour la seconde, et une reprise de “Décembre plombé”, morceau de Stéphane P originellement chanté par lui, et repris ici par Siegfried G au piano électrique, dans un arrangement très différent de ce qu’il faisait sur ce morceau à la guitare en 1999 au sein du groupe Crème Brûlée.
Nous sommes en 2023. Cela fait désormais plus de deux ans que tu t’es immergé dans tes souvenirs, à cheval sur deux siècles (rien que ça), au gré d’une dérive aléatoire parmi diverses situations créatives. Un aphorisme d’Oscar Wilde te revient approximativement en mémoire : “je ne fréquente que de mauvais poètes, parce qu’ils mettent dans leur vie le talent qu’ils n’ont pas dans leur art.” Sans doute l’exercice t’a-t-il déjà rendu très fréquentable…
Mais tu ne cherches pas vraiment à être un artiste. Fonctionnaire, tu n’as pas besoin de la reconnaissance du public pour manger et te loger. Ton registre est plutôt celui de l’artisanat en amateur, du bricolage, musical surtout, textuel ou visuel un peu. Certains bâtissent des tours Eiffel en allumette. Toi, tu construis un labyrinthe principalement sonore. Entrée et sortie libres. Aucun risque de bousculade.
Et voici donc qu’à la faveur d’un détour par 1993 ou 1995 dans le dédale de ces souvenirs, tu t’es replongé dans deux versions très différentes de “Waiting for the man”, reprise du Velvet Underground que tu jouais à l’époque avec les Black Noddles puis Les Vaches Folles. Et tout naturellement, tu t’es demandé ce que cela donnerait si tu rejouais le morceau aujourd’hui, une trentaine d’années plus tard — tu avais écrit d’abord “une vingtaine d’années plus tard”, mais en recomptant sur tes doigts, tu as corrigé : dix ans de plus ou de moins, de toutes façons, pour toi, c’est comme si c’était hier, n’est-ce pas ? La preuve en est que tu te dis régulièrement que tu vas rappeler les copains de Crème Brûlée pour leur proposer de rejouer ensemble après cette petite pause que vous avez prise… depuis 2010. Peut-être devrais-tu te décider à les appeler avant la fin du monde, tout de même.
Nous sommes en 1995. C’est reparti pour “Waiting for the man”. Ce morceau de Lou Reed te colle décidément à la peau. Tu le reprenais déjà avec les Black Noddles, il n’y a pas si longtemps, et tu remets le couvert, cette fois avec les Vaches Folles.
Drôle d’année que cette année 1995. A peine Chirac élu président (pour toi, Chirac, c’est à tout jamais l’affaire Boulin, “le bruit et l’odeur“, les morts d’Ouvéa, la mort de Malik Oussekine à 200m de toi lors de la manif du 6 décembre 1986… et tu rirais très fort si quelqu’un venu d’un futur improbable osait te dire que c’est pas le pire des tocards qu’on ait vu à l’Elysée), tu as terminé tes 20 mois d’objection de conscience, à bosser comme livreur de bouquins gauchistes dans les librairies parisiennes. Un bon souvenir, même si c’était relou d’être contrôlé tous les 500 mètres par les flics. La faute à ton air grunge juvénile dans ton pancho acheté dans une friperie à Prague lors d’un fameux road trip (dont le slogan final avait été : “le vin morave, le vin qui marave”) ? Ou à la 4L marron que t’avait confiée Blandine, la “patronne” de Dif’Pop pour qui tu bossais ? Faut dire qu’elle était cabossée et pas reluisante — la 4L, pas Blandine, même si c’était tout de même une ancienne mao spontex de la GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne). Après le déménagement épique de toutes les assos du CICP (Centre International de Culture Populaire, dont Dif’Pop était membre) de la rue de Nanteuil vers la rue Voltaire (qui, par bonheur, est en pente, elle), tu avais appris à démarrer en seconde, le pied droit appuyant à la fois sur le frein et l’accélérateur en un savant dosage pour que la bagnole ne cale pas avant le feu en bas de la rue. Un coup à prendre. Une fois chauffée, normalement, c’était bon pour la journée. Sauf un jour où elle t’avait lâché au milieu du rond-point de la place de la Nation. Et puis bien sûr la fois où, dans un virage porte de Gentilly, le volant t’était tombé sur les genoux. C’était un peu la bagnole de Gaston Lagaffe, quoi, cette caisse. Alors forcément, pour les Longtarin du coin, ça éveillait des appétits. En même temps, c’est pas toi qui payais les PV, donc c’était plutôt drôle, finalement.
Et puis il y avait de sacrées rigolades à Nanteuil puis Voltaire, avec Gilbert, autre “objo” (objecteur de conscience) fan de reggae et de Guy Debord, avec ton acolyte Eric, des Black Noddles, qui s’était casé lui aussi comme objo à l’AMFP (Association Médicale Franco-Palestinienne), ton pote Stéphane P, des Vaches Folles, Nonante What etc., objo au CEDIDELP (Centre de Documentation Internationale pour le Développement, les Libertés et la Paix), et bien sûr l’indispensable Monsieur Douze (on l’appelait comme ça parce que c’était marqué en toute lettre sur son interphone, et que le proprio de sa chambre de bonne lui avait interdit de mettre son nom à la place), objo lui aussi à Réflexes, groupe antifa. Dans cette pépinière gauchiste, on croisait aussi Kader, qui faisait la bouffe et le thé à la menthe, Tarek et Nordine, du comité contre la Double-peine puis du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), et l’inévitable Gus Massiah, du CEDETIM (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale). C’était mieux que de ramper dans la boue pendant 10 mois, non ? Grâce au stock de bouquins des éditions Acratie ou Spartacus entreposé à Dif’Pop, tu avais pu parfaire ta culture révolutionnaire et lire Chomsky, Lafargue, Dommanget, Rosa Luxembourg, Victor Serge, Fontenis…
Nous sommes en 1993. Le groupe que tu as formé avec Eric C deux ans auparavant commence à se stabiliser. Après différents noms (Catherine et les Raouls, les Globules, CWI), vous êtes désormais les Black Noddles. Tout le monde comprend “les nouilles noires”, mais ça veut plutôt dire “les caboches noires”. Et bien sûr, tu pensais aux “gueules noires” quand tu as proposé le nom. Avec Eric, vous vous êtes rencontrés en Khâgne : lui repiquait son année quand tu faisais ta première tentative. Il ambitionnait d’être géographe quand, de ton côté, tu ambitionnais surtout de ne rien ambitionner, prenant très au sérieux le mot d’ordre de Guy Debord : “Ne travaillez jamais”.
Si tu avais atterri en classe prépa, ce n’était pas franchement par envie de rejoindre l’élite, mais plutôt parce que cela retardait l’obligation de choisir un métier et aussi de faire cette saleté de service militaire obligatoire. Vous détonniez un peu par rapport au khâgneux moyen. Pendant les épreuves blanches qui duraient des heures, vous arriviez avec du pinard et du calendos. Eric avait une passion pour les fromages qui puent. Et bien sûr celui qu’il apportait durant les épreuves fouettait particulièrement. Les autres élèves vous jetaient des regards indignés, mais cela faisait plutôt marrer les profs. Bien sûr, vous n’avez pas réussi le concours de Normale sup, et tu as vivoté quelque temps entre la fac et les petits boulots, puis l’objection de conscience (plutôt crever que de faire l’armée ou même de simuler la folie pour se faire réformer).
Mais surtout, il y avait la musique. Le soir, tu trainais souvent dans le Quartier Latin : avec l’ami Stéphane P, vous alliez au Pot d’Etain, où il y avait un piano, ce qui permettait de se faire offrir des bières en enchainant les blues et les boogie à 4 mains ; mais tu retrouvais aussi une bande de musiciens du métro au Carabin, où ils venaient dépenser les pièces qu’ils avaient gagnées dans la journée (des fois, tu accompagnais Freddy, un guitariste, pour faire la manche dans le métro, et comme tu ne pouvais pas y emmener un piano, tu t’étais mis à l’harmonica). Et le week-end, vous vous retrouviez chez tes parents avec Eric, lui à la guitare, toi au piano ou à l’harmo. Le registre était plutôt jazzy blues, et c’est là que tu as composé des morceaux comme “Libidineux blues”, “Le blues du travelo”, “Les p’tits boulots“… Eric était un puits de science en matière de blues, et il avait aussi une passion pour Pink Floyd. Cela constituait un bon terrain d’entente, et c’est sur cette base que vous avez constitué un groupe avec des copains d’Eric (Philippe à la batterie, et Pierre à la guitare) ainsi que Catherine, une copine de Khâgne, à la basse (d’où le premier nom du groupe : Catherine et les Raouls, que vous avez gardé même après que Catherine a cessé de venir au bout de deux répèts au fin fond de l’Essonne, où Eric et ses potes avaient leurs quartiers). Passant une annonce pour trouver un bassiste, vous aviez vu bientôt débarquer Stéphane L, qui avait annoncé d’emblée qu’il aimait le blues, le rock et les Floyd. Il correspondait donc au profil, à ce détail près : il n’était pas du tout bassiste mais guitariste. Comme Pierre ne venait plus qu’occasionnellement, Steph fut aussitôt intégré comme deuxième guitariste et baptisé “guitar hero”. Un certain Sylvain vint tâter un peu de la basse avant d’être remplacé par un autre Philippe : Philippe & Philippe comme section rythmique, ça ne pouvait que fonctionner.
Dans la grange où vous répétiez après des métalleux velus qui vous chauffaient passablement la place, il n’y avait pas de piano, mais un vieux Farfisa, qui te servit pas mal avant de rendre l’âme et de t’obliger à investir (avec une bienvenue subvention familiale) dans un Roland JW 50 qui allait en voir des vertes et des pas mûres. Le répertoire du groupe était essentiellement constitué de standards blues et rhythm & blues (“Sweet Home Chicago”, “Stormy Monday”, “You don’t love me”, “Mary had a little lamb”, “What’d I say”, “In the midnight hour”, “Sitting on the dock of the bay”, “She caught the Katy”…), de Jimmy Hendrix (“Little Wing”), de Chuck Berry (“Johnny B. Goode”), des Rolling Stones (“Brown sugar”, “Sympathy for the devil”), de James Brown (“Sex Machine”) et de Pink Floyd (“Time”, “If”, “Echoes”, “Wish you were here”, sans compter les impros de trois plombes “à la manière de”).
Karine, une copine d’Eric, était ensuite venue compléter l’ensemble au sax et aux choeurs, et puis était arrivée Silvia, copine de la meuf de Stéphane “guitar hero”, aux choeurs. Aux choeurs oui, mais d’emblée, elle vous avait tous scotchés par sa puissance vocale, et sans oser le dire à Eric, tout le monde pensait qu’elle aurait dû prendre sa place au chant principal. Il faut dire qu’Eric est facilement à cran si le contrôle des opérations lui échappe. Tu as vite compris qu’il n’avait pas envie de jouer tes compos dans “son” groupe. Ce n’est qu’après avoir composé lui-même “Gamblin’ woman” qu’il acceptera que le groupe essaie une de tes compos, “I can’t’, puis plus tard “Le droit à la paresse”. Qu’à cela ne tienne, tu formes alors un autre groupe, Les Gniards, avec l’ami Stéphane P, pour jouer des compos… mais Eric s’y incruste au début, plus pour faire du sabotage qu’autre chose, finalement, avant de lâcher l’affaire. Pas simple.