Et personne ne créa… Declan O’Connor


3. Declan O’Connor, particule métaphorique

    Voilà. Cette fois, Declan O’Connor est bel et bien propulsé à travers le vaste monde. Et sa célérité est d’autant plus importante qu’il est resté inerte – non, pas inerte : tendu – durant la plus grande partie de sa vie. Mais ce serait une grave erreur que d’assimiler son mouvement à une sorte de voyage ; parcours initiatique, fuite ou recherche de soi, quête métaphysique, libération, enlisement… actes vains mus par l’attraction-répulsion qu’exerce la ” lourde légèreté ” de l’existence sur l’esprit humain. D’ailleurs, l’esprit n’a rien à voir avec cette particule accélérée nommée Declan O’Connor. C’est pourquoi il serait fort dérisoire de tenter de juger ses petites ignominies. Elles ne sont après tout que l’expression d’une violence faite à l’inertie. La pomme d’Adam et Eve, le fratricide de Caïn, tous ces mythes parlent de cette violence fondatrice du mouvement que d’aucuns appelleront Histoire pour lui donner de la valeur. En la matière, Bien et Mal ne sont finalement que l’expression d’un souci esthétique : la dualité (Bien / Mal, Beau / Laid) vient pimenter la triste fadeur de la matière. La mythologie nordique, par exemple, a bien compris la nature essentiellement esthétique du couple Bien / Mal. Loki, dieu du mal, du mensonge et de la trahison en est le personnage central, artisan indispensable du destin sans cesse recommencé des dieux. Grâce à ses forfaits, une déesse se voit affublée de cheveux d’or, ce qui peut paraître très seyant, tandis qu’un dieu scandaleusement beau et honteusement invulnérable est fort justement occis, bien fait pour lui. Mieux encore : Loki est le principal instrument de la destruction finale des dieux, prélude à une nouvelle ère. Le Bien et le Mal, liés en la personne de l’ambivalent Loki, sont donc les amorces de la destruction et du renouveau, de l’explosion qui déclenche le bouillonnement incessant de la matière et le mouvement de Declan O’Connor. Le raccourci est osé, mais il symbolise bien ce qui ne peut être dit plus explicitement. Rebonds, heurts, bontés, crimes, péripéties, banalités : Declan, particule folle, bouscule et propulse d’autres particules. En cela, ordre, néant, inertie, éternité et compagnie ne représentent plus que des instants absolus de ce mouvement, comparables à des clichés photographiques. Pour mieux comprendre ce phénomène, observons quelques photos ou bouts de films pris sur le passage de la particule Declan :

1 – Un homme (ou une femme) se tient au bord du quai du métro (ou du train). Qu’a-t-il en tête ? Songe-t-il à se suicider ? Hésite-t-il ? Il se penche dangereusement au-dessus de la voie. Est-il pris d’un malaise, d’un vertige ? Se fait-il tout simplement peur ou bien tente-il d’observer quelque chose : un portefeuille tombé entre les rails, un rat qui passe ou une photo arrachée à une revue porno ? Il est en équilibre. Quelqu’un va-t-il se précipiter pour le retenir, l’empêcher de tomber ? Trop tard : au moment où la rame arrive en gare, Declan O’Connor surgit, à pleine vitesse, et rebondit sur l’homme pour se propulser vers d’autres aventures. Durant quelques heures, la circulation sera bloquée tandis que les services sanitaires débarrasseront la station des bouts de viande humaine venus se coller sur les parois et du sang poisseux répandu sur la voie. A cause de cet événement, un autre homme qui, celui-là, aurait peut-être pu, s’il avait vécu, devenir président de la République et déclarer la guerre à trois ou quatre pays, sera contraint de prendre un taxi qui ira s’aplatir contre un platane en essayant d’éviter un aveugle qui traversait la rue sans regarder, forcément sans regarder (peut-être poussé là lui aussi par Declan O’Connor, qui sait ?).

2 – Sur une photographie en noir et blanc, on voit Declan O’Connor assis sur un banc à côté d’un clochard. Ils semblent discuter comme de vieux amis. Declan tient un paquet de cigarettes brunes sans filtre dans lequel deux doigts noirs de crasse piochent sans vergogne. Le sourire du clochard donne une vague idée du bonheur.

3 – Voici à présent ce qu’on peut véritablement appeler un instantané : du ciel bleu, quelques nuages, et, au milieu de ce décor, Declan O’Connor, seul dans le vide. Il ne s’agit plus véritablement d’une scène, d’un moment d’une histoire que l’on peut extrapoler. L’absurdité du cliché (réalisé sans trucage) semble défier l’imagination. Instant isolé, coupé de la linéarité du temps et du mouvement : c’est presque un morceau de néant. Pourtant, il est impossible de saisir ce néant éternel que constituerait l’instant figé, détaché totalement du mouvement dont il n’est qu’une étape inconsistante. En réalité, l’image immobile de Declan O’Connor perdu au sein des nuages, pour irréelle qu’elle paraisse, se rattache bel et bien à une histoire, à l’histoire du mouvement de la particule Declan. Un jour, en effet, celui-ci sera, pour des raisons inconnues (peut-être à la suite d’un rebond très violent) propulsé dans les airs. Certes, les trajectoires de la particule Declan peuvent sembler défier les lois les plus élémentaires de la physique, mais au nom de quoi une métaphore devrait-elle s’astreindre à respecter de telles lois ?

4 – Restent de nombreux clichés pris à des moments variés. Il n’est pas temps encore de les détailler. L’important est qu’un homme, d’abord fortuitement puis au cours de longues recherches, sera bientôt amené à les contempler ; et sa vie en sera à jamais bouleversée.

    Il convient à présent d’apporter une dernière précision avant de clore ce chapitre. Un fait est établi : un personnage prénommé Bruno, marié, père de famille, la soixantaine bien conservée, a décidé un jour de devenir la particule Declan O’Connor. Par de minutieuses et tortueuses machinations, il s’est transformé en projectile symbolique. Dès lors se pose l’éternel problème de l’origine : pourquoi ? quand ? comment ?… et autres questions qui toujours dissimulent la même interrogation ontologique, la même angoisse métaphysique. Si un certain Bruno a catapulté Declan O’Connor, cette particule ballottée de rebonds en rebonds qui, en heurtant d’autres particules, provoque des réactions en chaîne, bouillonnement incessant de la matière humaine, alors, c’est que Bruno est la Volonté qui a déclenché le mouvement. Ce qui est absurde : les hommes ont toujours rebondi les uns sur les autres et avant eux, les atomes et les astres, sans avoir besoin de Bruno. La Volonté ou impulsion originelle a reçu beaucoup de noms : Dieu, Allah, Yahvé, Noùs, Grand Horloger et tutti quanti, mais jamais personne ne l’a nommée Bruno. C’est bien compréhensible, d’ailleurs, car la décision de Bruno n’est pas venue ex nihilo mais fut le résultat d’un concours de circonstances et de la bousculade générale au sein de laquelle il a toujours vécu, même s’il se croyait inerte. Imaginons par exemple, ironie du sort, que l’homme que Declan O’Connor a jeté sous le métro ait un jour eu, de son vivant, une discussion avec Bruno, au cours d’une hasardeuse rencontre de bistro. Il lui aurait alors exposé, entre deux verres, des théories fumeuses sur la nécessité de se laisser emporter sans résistance de troquet en troquet par le flot tumultueux de la vie et de ne pas rester cramponné durant toute son existence au même comptoir. Des années plus tard, nous retrouvons le même homme, peut-être conduit au désespoir par des problèmes sentimentaux et par l’abus de spiritueux. Il se tient au bord d’un quai de métro et nous connaissons la suite. Ce n’est qu’une hypothèse. Il est dès lors concevable que ce soit justement l’idée de s’abandonner au flux incessant des bars qui ait présidé dans l’esprit un peu imbibé de Bruno à la naissance de Declan O’Connor. Le problème de l’origine est donc un faux problème. Qui se laisse, au gré de l’enchaînement fortuit des causes et des effets, rebondir de zinc en zinc, doit comprendre qu’il n’y a pas d’origine. Le vaste monde qui contient en lui-même une quasi-infinité de troquets qui naissent, disparaissent et changent de propriétaires, ce monde qui recèle aussi une infinité de consommateurs errants et perpétuellement renouvelés, eux-mêmes lointains descendants d’atomes, fidèles piliers de bars à neutrons, ce monde ne peut qu’être à lui-même sa propre origine, renvoyant ainsi la Volonté originelle, la Grande Impulsion, le Verbe, Jéovah, le Big Bang, la Cacahuète Sacrée et autres monstruosités à majuscule au rayon des bibelots colorés qui font joli sur les étagères poussiéreuses de l’hypertrophie du bulbe qu’est l’esprit humain.

    Telle est la leçon de Declan O’Connor, particule métaphorique.

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