Et personne ne créa… Declan O’Connor


5. Le yo-yo de Sisyphe

    ” N’ai-je rien oublié ? Ah ! si. LA lettre ! “

    Celle-ci était restée sur le secrétaire. Christine la mit dans la poche de sa veste et sortit après avoir fermé la porte à double-tour, ce qu’elle n’oubliait jamais de faire. ” Tellement de gens négligents se font cambrioler bêtement !”, se répétait-elle fréquemment.

    Elle se rendit au bureau de tabac le plus proche et y acheta un timbre qu’elle colla consciencieusement sur l’enveloppe. Puis, devant la boîte aux lettres, elle vérifia qu’elle avait correctement écrit l’adresse. Elle aurait presque voulu décacheter l’enveloppe pour être sûre de n’avoir rien oublié dans ses recommandations à Sébastien. L’idée de laisser son fils en colonie de vacances, livré à lui-même au milieu des autres enfants et d’adultes inconnus, l’inquiétait un peu. Après tout, Sébastien n’avait que six ans et demi. ” C’est encore presque un bébé “, se disait-elle souvent, alors qu’en réalité, Sébastien n’était déjà presque plus un bébé. Christine avait bien dû se ranger à l’avis de ses amies. ” Elles ont raison. Il n’est pas bon qu’un petit enfant ne voie personne d’autre que sa maman “. Assurément, elle assumait très bien son rôle de mère célibataire, mais elle se disait tout de même parfois qu’il est difficile de tout faire toute seule.

    Au moment de glisser l’enveloppe dans la boîte aux lettres, elle hésita et vérifia une dernière fois qu’elle ne se trompait pas de fente (il y en avait deux : l’une réservée au courrier à destination de Paris, Ile-de-France et étranger, et l’autre réservée au courrier à destination de la province). ” Des tas de lettres tardent à arriver ou se perdent parce qu’on les a glissées au mauvais endroit “, songea-t-elle.

    Puis elle prit le métro après avoir regardé sur son coupon mensuel si elle y avait bien inscrit son numéro de carte orange. ” Ce serait trop bête de devoir payer une amende à cause d’un oubli idiot “.

    Elle choisit une place assise, ” dans le sens de la marche “, et se mit à consulter son agenda, tout en jetant régulièrement un coup d’œil par la vitre pour ne pas rater sa station. Elle grava dans sa mémoire les divers rendez-vous et obligations de la semaine et soupira à la vue de la mention ” remettre le dossier Lufthansa à Levasseur “. Elle pensa : ” Cet imbécile de Levasseur ! Avec son foutu manque d’organisation et son laisser-aller, j’aurai encore travaillé pour rien. Il va laisser traîner le dossier quelque part et l’oublier, ce flemmard “.

    Au bureau, rien n’allait jamais comme elle le voulait. L’entreprise était minée par l’incompétence de la plupart de ses employés et par l’incohérence de prises de décision contradictoires. ” Tout marcherait beaucoup mieux si l’on m’écoutait un peu “, se disait Christine. Mais personne ne se souciait jamais de ce qu’elle avait à dire et c’était très frustrant. La seule personne qui daignait parfois l’écouter était justement Levasseur. Mais il n’en tenait pas compte pour autant, ou bien, oubliait purement et simplement ce qu’elle lui avait exposé. En fait, Christine le soupçonnait de lui prêter attention pour des raisons tout autres que professionnelles, témoin ses fréquentes invitations à dîner pour ´ discuter boulot ª. A vrai dire, elle le trouvait assez séduisant, et elle se serait volontiers laissée ” emballer ” (dire que, ces derniers temps, sa vie sexuelle avait été plutôt plate serait un euphémisme) si ce Levasseur ne lui avait un peu trop rappelé le père de Sébastien par son désordre et son laxisme. Et puis, il était hors de question pour Christine d’avoir une liaison avec un collègue de bureau. Elle tenait bien trop à son indépendance et ne voulait pas s’enchaîner à la fois sentimentalement et professionnellement. L’idéal, pour elle, aurait été de rencontrer un homme beau et organisé avec qui elle eût pu faire l’amour sur rendez-vous.

***

    Christine se berçait du vrombissement de l’avion. Dans un instant, elle sauterait dans le vide et serait complètement libre.

    Ces sauts en parachute qui occupaient nombre de ses week-ends étaient véritablement une délivrance (elle disait souvent en plaisantant que c’était la meilleure façon de s’envoyer en l’air). Ils lui permettaient d’échapper aux problèmes du quotidien.

    Une petite lumière clignota. Une voix retentit : ” Vas-y, Chris, montre-leur ce que tu sais faire “. Elle sourit. Oui, elle allait montrer aux débutants embarqués dans l’avion comment effectuer un saut impeccable.

    Elle se leva et s’approcha du vide. A chaque fois, c’était la même fascination. Oubliés les emplois du temps, les lettres à poster, les portes à fermer à clef, les responsabilités, les problèmes d’organisation… Il n’y avait plus rien d’autre que le ciel et la terre : quelques instants d’une totale liberté. C’est pour cette raison qu’elle préférait les sauts en solitaire : une telle sensation se partage difficilement.

    Elle sauta.

    Elle n’avait pas entendu la voix affolée qui l’avait appelée au dernier moment.

    (L’erreur est humaine. Il était inévitable qu’un jour Christine oublie quelque chose, malgré ses agendas, ses plannings, ses petits trucs mnémotechniques et son esprit d’organisation.)

    Ce n’est que lorsqu’elle sentit le vent sur son dos qu’elle comprit qu’elle venait de sauter sans parachute.

    ” Non, c’est trop bête ! “, se dit-t-elle. Sa seconde pensée fut pour Sébastien. Le pauvre enfant serait sans doute confié à son père qui n’avait jamais su ni voulu s’occuper de lui. Quoique… après tout, il ne faisait pas de saut en parachute sans parachute, lui.

    C’est alors qu’elle vit un drôle de petit bonhomme rondouillard et souriant. Il tombait, lui aussi, sans parachute. Etait-ce une hallucination ?

– Bonjour, mademoiselle, lui dit-il poliment.

– Etes-vous réel ? Etes-vous un ange ? lui demanda Christine.

– Oh ! oui, je suis bien réel, du moins le crois-je. Mais je ne suis certainement pas un ange. Ou alors, les anges ne sont plus ce qu’ils étaient.

– Mais… je ne comprends pas. Que faîtes-vous ici ?

– Eh ! bien, ma foi, la même chose que vous, je suppose. Je pense que nous nous arrêtons tous deux au rez-de-chaussée ?

– Mais comment en êtes-vous arrivé là ? Vous aussi, vous avez oublié votre parachute ?

– Oh ! non. C’est une longue histoire. J’ai été… disons : catapulté ; oui, c’est bien le terme. Mais je crains de n’avoir pas le temps de vous expliquer tout cela.

– Alors, nous allons mourir ?

– Il le faut bien.

– Mais, c’est si injuste ! A cause d’une erreur idiote ! Vous, vous êtes vieux, vous vous en fichez. Mais moi, je suis jeune, j’ai un enfant, je ne veux pas mourir.

– Allons, jeune dame. Il ne faut pas dire de telles choses. Si cela peut vous rassurer, voyez-vous, je connais bien la mort, comme toutes les personnes d’un certain âge. C’est plutôt pesant, car plus on la connaît, plus on la rejette. C’est pour cela que des mécréants notoires se mettent à croire en Dieu au crépuscule de leur vie. Quand on s’est trop attardé dans l’existence, on a pris l’habitude de la vie, on devient conservateur. On a peur de la nouveauté (surtout si celle-ci est définitive). Mais vous, vous allez découvrir en même temps la théorie et la pratique. Mourir sera pour vous une expérience…

– Vous racontez n’importe quoi.

– Oui, c’est vrai. Je vous prie de m’excuser. Je désirais seulement vous apaiser. Mais, voyez-vous, il ne faut pas attacher trop d’importance à la vie. C’est, il est vrai, la seule chose importante, mais précisément parce qu’elle est futile et sans fondement.

– Bon, je suppose qu’il n’y a plus rien à faire. Le mieux est de ne pas penser à tout ce que je perds. J’aurais bien aimé savoir à l’avance, tout de même. Je me serais un peu plus dépêchée de vivre. J’aurais annulé mes rendez-vous de la semaine prochaine. Et puis j’aurais inscrit sur mon agenda, à la page d’aujourd’hui : ne pas oublier de mourir.

– Je suis content que vous réagissiez ainsi. C’est plus raisonnable.

– Ah ! Si j’avais su… je me serais tapée cet idiot de Levasseur.

– Qui est-ce ?

– Oh ! rien. C’est un imbécile, mais il me plaisait bien, finalement.

– Je vois. Vous auriez voulu mourir comme Félix Faure.

– Qui ça ?

– Félix Faure. Un homme qui eut incontestablement une belle mort. Il ne la méritait pas, pourtant : ce n’était qu’un homme d’Etat.

– Connais pas. Quand-même, avant de mourir, j’aurais bien… mais pas avec vous, sans vouloir vous offenser, et pas comme ça. Dommage. Je suis contente de vous avoir connu, malgré tout.

– C’est tout-à-fait réciproque, mademoiselle, soyez-en certaine.

– Vous êtes gentil. Maintenant, excusez-moi, mais je vais fermer les yeux et me boucher le nez, c’est plus prudent. J’ai toujours fait ça à la piscine.

    Christine s’écrasa au sol entre deux vaches qui broutaient paisiblement en rêvant de trains qui passent. Il est probable qu’elle n’eut pas le temps de souffrir, mais il ne faut jurer de rien. Toujours est-il qu’elle n’avait pas crié. Quant à Declan O’Connor, il ne fit que rebondir sur le sol, pulvérisant par la même occasion une troisième vache qui, absorbée par ses rêves béats, n’avait rien vu arriver. L’heure de Declan O’Connor n’était pas encore venue : au lieu de s’écraser comme tout mortel l’aurait fait, il fut projeté de nouveau dans les airs. Car, comme disait à peu près le grand Sophiste : ” tout homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé “. ” Et ainsi de suite “, pourrait-on ajouter.

FIN

Une nouvelle de Siegfried G datant de 1993, tirée du recueil Débris et ratures

Autres nouvelles du même recueil :

La tranchée
Heureux qui communiste
Le lave-vaisselle
Le mouvement perpétuel
L’horloge

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